Tibet : les enjeux politiques et culturels
La répression des contestataires tibétains a ému la planète. Mais l’image des moines pourchassés par l’armée suffit-elle à comprendre ce qui se passe réellement sur le Toit du Monde? «Le Courrier» a recueilli les avis contrastés de trois spécialistes de la Chine.
Il aura fallu les échos lointains d’une émeute tibétaine, le 14 mars dernier, pour que Pékin redevienne soudain infréquentable. A moins de cinq mois de la Grand-Messe olympique octroyée au géant post-communiste et à son quart de milliard de consommateurs, le monde a été ébranlé, croyant revivre le cauchemar de septembre dernier, lorsque la junte militaire birmane écrasa la révolte des bonzes en robe safranée. Mais que s’est-il réellement passé sur ce mythique Toit du Monde? Qu’exprime ce mouvement de protestation tibétain, souvent confondu avec le dalaï-lama et son bouddhisme new age? Préfigure-t-il d’autres mobilisations sociales et politiques à l’occasion des Jeux?
Pour mieux cerner la crise sino-tibétaine, Le Courrier a interrogé plusieurs connaisseurs du vieil empire oriental. Le journaliste et chercheur Jean-Philippe Béja, ancien directeur scientifique du Centre d’études français sur la Chine contemporaine à Hong Kong, la sinophile belge et historienne du bouddhisme tibétain, Elisabeth Martens1, et la politologue française Stéphanie Balme, chercheuse à Science-Po à Paris, expriment des vues pour le moins contrastées.
Que s’est-il passé?
Dans leurs éditions du 15 mars dernier, les médias occidentaux ont largement fait état de «violences opposant des manifestants tibétains hostiles à la présence chinoise aux forces de l’ordre»2. Une présentation des évènements généralement maintenue depuis, malgré les dénégations de la Chine, qui parle, elle, de «pogroms» menés par la «clique du dalaï-lama» contre des citoyens chinois d’autres ethnies.
«Les témoignages des étrangers présents sur place vont tous dans le même sens: des manifestants tibétains ont agressé des Han (l’ethnie principale en Chine, ndlr) et des Hui, majoritairement des musulmans», confirme Elisabeth Martens, citant une dizaine de sources internationales. Selon elle, des personnes auraient été «incendiées vives, d’autres battues à mort, déchiquetées au couteau ou lapidées».
Mme Martens ne nie pas le «drame» qui s’en est suivi, et «les répressions chinoises que l’on devine», mais l’historienne du Tibet défend sans ambiguïté «le droit de la Chine à se défendre face à des mouvements séparatistes», ainsi que le devoir des autorités de défendre leurs citoyens contre les «agressions racistes».
A sa façon, Jean-Philippe Béja confirme le caractère «aussi» ethnique des émeutes, sur la base de «nombreux témoignages» et d’«images indéniables», mais souligne le mécontentement socio-économique et culturel sous-jacent des Tibétains. «Les destructions ont surtout visé les commerçants hans», pointe le sinologue français.
Stéphanie Balme se veut plus circonspecte. Basée à Pékin, elle n’a accès qu’aux seuls médias chinois. Sans se prononcer sur les évènements du 14 mars et des jours suivants, elle admet «un glissement de la cause nationale tibétaine vers un combat ethnique». Une évolution qui ne va pas sans inquiéter Pékin, car «il ne s’agit plus, pour le gouvernement, de contrôler uniquement quelques moines: la contestation peut surgir de partout!» remarque-t-elle.
Les causes économiques
Jean-Philippe Béja et Elisabeth Martens partagent un autre point de vue: l’importance des facteurs sociaux dans l’éclatement de la violence. «Les jeunes Tibétains sont frustrés car le développement économique ne leur profite pas vraiment et ils se sentent exclus de la modernité», relève M. Béja. Le journaliste se souvient que, dans les années 1980, les magasins qui viennent d’être incendiés n’appartenaient pas à des Han mais à des Tibétains. Jean-Philippe Béja perçoit là l’effet de la normalisation économique du Tibet voulue par la Chine, dont le symbole est la mise en service en 2006 de la ligne ferroviaire entre Pékin et la capitale tibétaine Lhassa.
Les inégalités entre Tibétains et Han s’expliquent aussi par «le retard historique du Tibet en matière de formation et d’éducation», avance Elisabeth Martens. Du coup, «les postes ‘importants’» sont occupés par des migrants venant des autres villes chinoises et non par ceux des campagnes tibétaines. Un déséquilibre ville-campagne qui «touche l’ensemble de la Chine, où les inégalités se font de plus en plus criantes entre les plus aisés et les plus démunis», note Mme Martens.
Peut-on parler de colonisation?
Pour Stéphanie Balme, ces inégalités sociales résultent d’abord de la stratégie de contrôle exercée par Pékin depuis la fin des années 1980: «L’économie de marché, l’enrichissement et le tourisme de masse ont pris le relais de l’idéologie», commente-t-elle. En favorisant ce type de développement, Pékin a suscité une véritable «colonisation» du Tibet, et provoqué chez les habitants d’origine un sentiment d’«encerclement», de «menace» d’autant plus fort que cette politique fait suite aux tentatives d’«éradication de l’identité tibétaine» menée durant la Révolution culturelle de Mao. Aujourd’hui, affirme l’enseignante installée à Pékin, la majorité des habitants de Lhassa seraient déjà originaires d’autres ethnies.
Politique délibérée? «Plus ou moins», modère Jean-Philippe Béja. «Le Programme de développement de l’Ouest, lancé en 2002-2003, a provoqué un appel d’air» et donc l’arrivée de nombreux migrants, mais son but, précise-t-il, était aussi de désenclaver cette région périphérique. M. Béja souligne encore l’avantage accordé aux Han grâce à l’obligation faite à tous de maîtriser le chinois, et non la langue tibétaine.
A contrario, Elisabeth Martens vante la politique de discrimination positive menée, selon elle, par Pékin, qui «facilite l’enseignement aux minorités ethniques par des taxes universitaires moins élevées et des examens d’entrée moins sévères». Une action toutefois insuffisante, concède Mme Martens, d’autant que «le développement du marché libre dans les villes du Tibet favorise les Han et les Hui qui ont plus d’expérience dans le commerce que les Tibétains».
«Nation tibétaine» opprimée?
Elisabeth Martens, qui fait remonter l’union sino-tibétaine au moins jusqu’au XIIIe siècle, admet l’existence de deux cultures distinctes bien que mélangées, mais se refuse à soutenir un «discours ethnique», qui risquerait d’«engendrer nombre de déchirures et de drames familiaux si un jour le Tibet devenait réellement indépendant et mettait tous les Han à la porte». Et de souligner que cette approche ethnique n’est là «que pour expliquer au grand public les guerres que se font entre elles les grandes puissances: cela s’est vu dans les Balkans, en Irak, en URSS, et cela se reproduit au Tibet».
Jean-Philippe Béja approche la question autrement: «Une nation existe du moment que le sentiment national existe», relève-t-il simplement. Le Français se dit incapable d’en mesurer l’implantation actuelle, mais souligne son ancienneté et sa diffusion à travers l’intelligentsia tibétaine, à savoir les moines. Il relève en outre que les Tibétains possèdent «une langue et une culture unifiées», une religion propre («une branche très différente du bouddhisme»), ainsi que le précédent historique de la «théocratie tibétaine» (1913-1950).
Plus catégorique, Stéphanie Balme parle d’une «mémoire collective» et d’un «rapport à la vie» tibétains allant bien au-delà de la religion. Pour la chercheuse, l’accusation de «génocide culturel» portée par le dalaï-lama à l’encontre de la Chine correspond à une triste réalité.
«Il faut ne jamais être allé au Tibet pour dire cela», réagit Elisabeth Martens: «Dans l’enseignement, le bilinguisme est obligatoire et pratiqué dans toutes les écoles que j’ai visitées (primaires, secondaires et supérieures); des instituts de tibétologie donnent des cours de langue, de médecine, de théologie, de musique et danse ou encore d’artisanat.» De même, «la pratique religieuse est loin d’être réprimée», assure-t-elle, affirmant que les Tibétains «pour la plupart très croyants», emplissent monastères et pèlerinages.
«La pratique religieuse est aujourd’hui beaucoup plus libre que dans les années 1970», admet Jean-Philippe Béja, mais le journaliste-politologue remarque toutefois une volonté croissante de contrôle de Pékin sur les monastères. «Les cours de patriotisme imposés aux moines par le gouvernement expliquent une part du mécontentement actuel», estime-t-il.
Les enjeux géostratégiques
Aux causes internes des émeutes, Elisabeth Martens ajoute une «dimension géostratégique». L’indépendance affichée par Pékin, sa montée en puissance économique et le contrôle gouvernemental sur les capitaux («les investissements étrangers en Chine ne dépassent pas 3%») feraient de la Chine un adversaire à affaiblir. «Historiquement, le Tibet est le principal terrain d’affrontement entre l’Occident et la Chine», énonce l’intellectuelle belge.
Une influence étrangère que minimise Stéphanie Balme: «Qui aurait aujourd’hui intérêt à s’affronter à la Chine?» En réalité, poursuit-elle, cette dimension est surtout importante dans l’appréhension de ce conflit par les Chinois. «En mandarin, Tibet se dit ‘Trésor de l’Ouest’, du fait notamment des richesses forestières et hydrologiques», note l’enseignante. Celle-ci voit d’ailleurs dans la crise écologique engendrée par la surexploitation de ces ressources l’une des causes de la révolte tibétaine.
Faut-il s’attendre à d’autres révoltes d’ici aux Jeux?
Quelle que soit l’influence étrangère dans les affaires tibétaines, l’approche des Jeux olympiques de Pékin a indéniablement motivé les protestataires. «Une ancienne tradition chinoise veut que l’on fasse valoir ses revendications à l’occasion des grands évènements», signale Jean-Philippe Béja. La «réponse forte» des autorités chinoises indiquerait leur crainte de voir d’autres secteurs se mobiliser lors des Jeux. «Il y a actuellement de fortes tensions entre groupes sociaux et entre nationalités», prévient le sinologue français, qui pense notamment aux agitations paysannes et au soulèvement séparatiste des Ouïgours, un peuple turcophone habitant le Xinjiang.
«Il est tout à fait raisonnable de penser que d’autres protestations émergeront», confirme Stéphanie Balme. La chercheuse ajoute la secte Falung Gong à la liste des agitateurs potentiels. Avec cette précision utile: le gouvernement chinois n’est pas seul à craindre les débordements. «La majorité des Chinois réagit de façon très patriotique. Pour eux, ceux qui tentent de perturber les Jeux sont des traîtres, qui risquent de leur faire perdre la face au yeux du monde en cette année cruciale.» De quoi dissuader les vocations? I
[1]Auteure de l’Histoire du Bouddhisme tibétain, la compassion des puissants, éditions L’Harmattan, Paris, 2007.
[2]Dépêche ATS du 14 mars 2008.
«Le bouddhisme tibétain, une philosophie? C’est à s’esclaffer!»
Biologiste de formation, Elisabeth Martens s’est prise de passion pour la Chine lors d’un séjour de trois ans, destiné à parfaire ses connaissances en médecine traditionnelle. L’aventure l’a ensuite conduite dans les «régions habitées par des Tibétains», dont elle a appris à connaître la culture si différente de celle des Han (l’ethnie majoritaire en Chine), et pourtant historiquement liée à la mosaïque chinoise (lire ci-dessus). De ses recherches sur le Toit du Monde est née une originale Histoire du Bouddhisme tibétain, publiée l’an dernier aux éditions L’Harmattan.
Comment êtes-vous venue à vous intéresser au Tibet?
Elisabeth Martens: Lors de mon premier séjour en 1990, j’ai été surprise par les profondes différences entre les bouddhismes chinois et tibétain. J’ai notamment été étonnée par la quantité phénoménale de représentations de dieux et de monstres féroces, effrayants et guerriers dans les temples. D’une certaine manière, cela ressemble aux icônes de nos églises: des hommes transpercés, crucifiés, cuits dans des marmites, etc. Il n’y a rien de comparable dans la pensée chinoise, et donc dans les arts. La souffrance et le moyen de s’en délivrer n’est pas au centre des préoccupations, car celle-ci est considérée comme l’opposé-complémentaire du bien-être. Cette différence et d’autres m’ont fait réfléchir: comment un pays aussi gigantesque que la Chine s’en sort-il pour concilier cinquante-cinq nationalités parlant leur propre langue, surtout avec la disproportion de Han qui composent 90% de la population?
La violence de ces représentations, comme celle des émeutes des dernières semaines, ne cadre pas avec l’image pacifiste que l’on se fait du bouddhisme tibétain.
Le dalaï-lama et son entourage portent les couleurs du pacifisme et se doivent d’entretenir l’image de tolérance et de compassion qui sied au bouddhisme tibétain, afin de séduire l’Occident. Lors des récentes émeutes (lire en page 9), quand les actes de violence ont atteint un niveau de barbarie sans nom, il s’en est distancié. Au sein de la communauté tibétaine en exil, il existe une scission: d’une part, les modérés, dont le dalaï-lama, qui ne demandent pas l’indépendance mais une «autonomie poussée». D’autre part, les radicaux, fraction montante au sein du gouvernement en exil, qui exigent l’indépendance et sont prêts pour cela à prendre les armes. En réalité, cette dualité est très utile à leur parrain commun, les Etats-Unis: le dalaï-lama et sa suite (européenne, surtout) sert à rassembler les intellectuels occidentaux autour des thèmes de «démocratie», de «droit de l’homme», tandis que la fraction «dure» rassemble de plus en plus de membres grâce à un discours musclé. Apparemment, ce sont ces derniers qui ont mis le feu aux poudres. En provoquant des émeutes à caractère raciste, ils ont obligé le gouvernement chinois à sortir la grosse mitraille.
Quelle est la nature du bouddhisme tibétain et ses fonctions sociale et politique?
Alors là, vous me demandez de réécrire mon bouquin! En résumé, le bouddhisme tibétain est issu du tantrisme, une des trois grandes écoles ou «véhicules» du bouddhisme et, d’après les bouddhologues, celle qui s’est la plus éloignée du dharma (enseignement originel du bouddha). Tout d’abord, parce qu’il s’agit de la plus récente, ensuite parce que le bouddhisme tibétain a la particularité d’exercer simultanément un pouvoir spirituel et un pouvoir temporel. En fait, le tantrisme a pris son essor au Tibet aux Xe et XIe siècles lorsque des communautés du nord de l’Inde s’y sont réfugiées, fuyant l’avancée musulmane. A cette époque, le Tibet était totalement désorganisé au niveau politique et social. Les réfugiés ont repris la région en main de manière «spontanée». Le tantrisme est devenu le bouddhisme tibétain à partir du moment où il s’est adapté aux moeurs, coutumes et à la religion autochtones (le Bön). On peut dire qu’à cette époque il fut bénéfique, amenant le Tibet vers une féodalité organisée. L’ennui, c’est que cette féodalité s’est figée durant un millénaire autour d’un pouvoir religieux extrêmement répressif et conservateur. Les monastères possédaient plus de 70% des terres, le reste allant aux familles nobles. Jamais il n’a existé un pouvoir théocratique aussi puissant et aussi riche. C’est incomparable à ce qui se passait chez nous au Moyen Age, où les monastères devaient se faire une petite place à l’ombre des châteaux forts.
Avec l’avènement de la République populaire de Chine en 1949, il a été difficile au haut clergé tibétain de renoncer au pouvoir. Bien sûr, cette ancienne élite en exil n’a pas l’intention de revenir à l’ancien système. Elle prône plutôt un modèle de «marché libre», avec réinstauration de la propriété privée des terres.
Le pacifisme suffit-il à expliquer le sentiment très pro-Tibétain en Occident?
Le bouddhisme tibétain s’est habillé de ses plus beaux atours pour séduire un Occident «en vide de valeurs spirituelles». Surfant sur le «retour aux sources» des années 1970, il ne lui fut pas difficile de se faire passer pour le dharma, présenté comme un «athéisme spirituel», une philosophie de vie, un mode d’être, une thérapie intérieure, etc., tout sauf une religion. Or, si on y regarde d’un peu plus près, le bouddhisme du Bouddha est déjà une religion puisqu’il propose une transcendance, un au-delà de nos souffrances résultant de nos limites physiques et temporelles. Le bouddhisme tibétain est encore plus une religion, puisqu’il a réintroduit des dogmes, dont le plus fameux – puisque c’est celui contre lequel s’est insurgé le Bouddha en personne: la réincarnation. Remise à l’honneur au XIVe siècle, elle a permis d’officialiser la succession de l’héritage spirituel, temporel et, surtout, matériel d’un Rinpoché (responsable de monastère) vers le suivant. Et par conséquent les terres, et les biens sur ces terres, y compris les serfs. Cela explique aussi pourquoi il y eut tant d’assassinats dans les rangs du haut clergé et tant de guerres entre écoles… Le bouddhisme, grâce à son caractère très plastique, s’est toujours bien adapté aux environnements où il a élu domicile, au Tibet comme aujourd’hui chez nous. C’est signe de bonne santé. Ce qui est beaucoup plus malsain, c’est qu’un dalaï-lama fasse passer le bouddhisme tibétain pour une non-religion – une philosophie – de tolérance et de compassion dénuée d’implications politiques. Là, c’est tout juste bon à s’esclaffer!
PROPOS RECUEILLIS PAR BENITO PEREZ