Citoyenneté et mondialisation
Colloque international L’engagement citoyen
Nouvelle Université Bulgare
Sofia 28- 30 septembre 2007
Intervention de Alain Bertho
Perspectives et contradictions de l’altermondialisme
L’essor du processus des forums sociaux est-il tari ?
Le mouvement altermondialiste existe-t-il ? Il commence en 1999 à Seattle et à Gènes en 2001 comme mouvement de contestation et installe son identité véritable lors premier Forum social mondial provoqué à Porto Alegre en janvier 2001 et conçu par ses « inventeurs » comme un anti-Davos. Dès ses origines,ses manifestations sont de deux ordres : des rassemblements organisés en protestation à des événements institutionnels de la gouvernance mondiale (rencontre de l’OMC, G8…) ou des forums, démultipliés sous l’impulsion du premier forum social mondial tenu à Porto Alegre en 2001.
Le « mouvement altermondialiste » est très singulier : mouvement et non organisation identifiée et revendiquée comme telle[1], il ne se résume pas à une séquence comme le « mouvement de mai 1968 » en France par exemple, mais s’inscrit dans la durée sur le refus tout aussi durable de structures organisationnelles qu’elles soient unitaires ou fédératives, et d’un quelconque programme voire d’une vraie identité[2].
Dans la conjoncture de la fin des années 1990, une convergence d’engagements et d’initiatives produisit le cadre qui est aujourd’hui celui des Forums. Il s’agit de la naissance de l’association française ATTAC en décembre 1997, de la mise en échec en 1998 de l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) négocié dans la plus grande discrétion par 29 pays depuis 1995 et de la mobilisation à Seattle contre l’Organisation Mondiale du Commerce. Ces trois événements, de nature hétérogène, mobilisent de façon commune des intellectuels, des ONG, des organisations syndicales, des collectifs militants de type nouveau comme, en France, le Dal[3], l’APEIS[4] ou la désormais célèbre Confédération paysanne dirigée alors par José Bové. Cette conjonction essentiellement ouest-européenne a croisé par le truchement de Bernard Cassen, directeur du Monde Diplomatique et fondateur d’ATTAC, le foyer latino américain en la personne d’Oded Grajew, président de l’association brésilienne des entrepreneurs pour la citoyenneté et Franscisco Whitaker, secrétaire exécutif de la Commission Justice et Paix de la conférence épiscopale brésilienne.
C’est de cette rencontre qu’est né en 2000 le concept de Forum Social Mondial lancé en février par « l’Appel aux peuples du monde » de l’assemblée de Bangkok organisée en marge de la CNUCED. C’est en juin 2000, à Genève, que 600 « délégués » de 200 organisations venant de 60 pays mettent en place l’organisation concrète du premier rassemblement de Porto Alegre prévu pour janvier 2001. Nul principe d’agrégation démocratique dans l’organisation de ce premier événement : c’est par réseau d’interconnaissance, proximité militante et cooptation que se constitue le premier « Comité d’organisation brésilien » composé de plusieurs ONG (IBASE[5], Center of Global Justice, ABONG[6], Attac Brésil) du Mouvement des sans Terre Brésiliens, d’un syndicat, Central Unica dos trabalhadores (CUT), d’une organisation d’entrepreneurs (la CIVES d’Oded Grajew) et d’une organisation catholique (la Commission Justice et Paix de la conférence épiscopale brésilienne). C’est ce comité qui prendra par la suite le nom et la forme du Secrétariat international[7] du Forum Social Mondial.
Le cycle de forums qui s’ouvre alors continue aujourd’hui. Le cycle structurant reste le cycle des forums mondiaux[8] :
– Janvier 2001, Porto Alegre : 20 000 participants dont 4700 délégués venant de 117 pays ; 436 séminaires et conférences
– Janvier 2002, Porto Alegre : 60 000 dont 12 274 délégués venant de 123 pays, 745 séminaires, conférences et ateliers
– Janvier 2003, Porto Alegre :100 000 dont 20 763 délégués venant de 130 pays ; plus de 1300 ateliers, séminaires et conférences
– Janvier 2004, Mumbai : 74.126 recensée, de 1653 organisations, originaires de 117 pays ; 1203 ateliers, séminaires et conférences
– Janvier 2005, Porto Alegre : 155 000 participants enregistrés, 6.872 organisations de 151 pays se sont engagées en 2.500 activités
– Janvier 2006, forum décentralisé à Caracas, Bamako et Karachi
– Janvier 2007 Forum de Nairobi, 75 000 participants, 1300 activités
Le cycle mondial ouvert en 2001 se diversifie dès 2002 avec l’impulsion donnée à des forums continentaux ou thématiques[9] organisés sur les mêmes principes par des comités d’organisation ad hoc.
Le plus important d’entre eux est le Forum social Européen qui s’est tenu en novembre 2002 à Firenze (Florence) en Italie, en novembre 2003 à Saint Denis Paris, en octobre 2004 à Londres et en 2006 à Athènes. Le prochain GFSE se prépare et aura lieu en septembre 2008 à Copenhague ou à Malmö . Au-delà, des forums sociaux nationaux ont été organisés ainsi que des forums sociaux locaux, en général dans la foulée de la mobilisation de l’organisation d’un forum continental dans un pays : les FSL se sont développés en Italie en 2002, en France en 2003, et au Royaume Uni en 2004. La seule année 2007 a vue, outre le FSM de Nairobi, le IIIème Forum social de Melbourne en avril,le III Forum social de La Vall en Espagne et le Forum Social Pays Bas en mai, Forum Social Congolais en juin, le Forum Social des Etats-Unis fin juin à Atlanta, le 2ème Forum Social Nordeste à Salvador de Bahia et le 1er Forum social québécois, le forum social de Corée en août, le Forum Mondial d’Éducation en septembre au Brésil. On annonce le 2ème Forum Social Mondial : Savoirs Ancestraux en Bolivie et le Forum Social Allemagne en octobre, le Forum Social de la Jeunesse du Mercosul en novembre…
Ce que l’événement central, le FSM, perd du gigantisme de Porto Alegre en 2005, le mouvement le gagne en extension. La forme forum fait école. Jusqu’au forum social des quartiers populaires en France au mois de juin 2007. Le mouvement altemondialiste est entré dans une deuxième phase. La séquence des grandes mobilisations fondatrices de masse semble close au profit de l’installation durable d’une culture commune de la société civile mondiale et de réseaux militants qui, au travers du Net et de quelques rencontres régulières, restent continuellement en contact. Cette deuxième phase n’exclue pas des rassemblements protestataires comme le montre l’importance de la mobilisation contre le G8 fin mai et début juin 2007 à Hambourg.
Une autre construction du collectif
Mobilisations ou forums : ce mouvement est référé dès ses origines à des événements et non à des organisations. Toute analyse qui tente d’appliquer au mouvement dans sa globalité, les outils d’une sociologie classique des mobilisations politiques et sociales est en difficulté[10]. Car elle passe de fait à côté de ce qui fait la singularité radicale de cet espace, sa subjectivité commune, sa construction symbolique, sa prescription. Comme le signalent dans leur conclusion les auteurs de l’enquête sur le FSE de 2003[11], ce mouvement est impossible à saisir en dehors de ses manifestations concrètes.
Ce sont dans ses manifestations et à l’intérieur des forums notamment que s’incarne la nouvelle culture politique qui fait la force du mouvement. Cette culture ne s’appuie ni sur une organisation unique ni sur une identification programmatique. Chaque forum a son autonomie organisationnelle, Les comités d’organisation se dissolvent après chaque événement. Le trait d’union est un texte fondateur, la « Charte des principes » approuvée et signée a Sao Paulo, le 9 avril 2001, par le Comite d`Organisation du Forum Social Mondial, et approuvée avec des modifications par le Conseil International du Forum Social Mondial le 10 juin 2001[12].
La Charte pose :
1. Que les Forums sont réunissent ceux « qui s’opposent au néolibéralisme et à la domination du monde par le capital et toute forme d’impérialisme, et qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain. ».
2. Que ces rassemblement a pour but d’échanger et d’élaborer collectivement des « alternatives » qui « s’opposent à un processus de mondialisation capitaliste »et qui « visent à faire prévaloir une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme, et l’environnement. »
3. Qu’il s’agit d’un « espace ouvert » réunissant « les instances et mouvements de la société civile de tous les pays du monde » sans « caractère délibératif en tant que Forum Social Mondial ». Il n’y aura donc ni porte parole, ni programme unitaire, ni. Toutes les propositions faites au sein du Forum ont une égale dignité et le FSM s’engage à les diffuser sans hiérarchie ni exclusive.
Le respect de ces principes qui incluent la non participation, comme organisateur, des partis politiques, est posé comme la condition du principe fondateur « d’ouverture » qui se décline comme « élargissement » et « inclusion ».Le mouvement des forum a vocation à s’élargir quantitativement et qualitativement. « L’inclusion » signifie que chaque nouvel arrivant trouve immédiatement une place à égale dignité avec tous les autres.
Pas d’organisation pérenne, mais des organisation provisoire ad hoc qui assurent la tenue de chaque événement. Dans ce cadre bien sûr les décisions doivent être prisent. Evitant ainsi tout débat de représentativité et prolongeant de souci général « d’inclusion », le principe non écrit, mais intangible, de prise de décision est ici celui du « consensus ». Cette pratique change complètement la nature des débats collectifs Elle en change la pratique. Aux joutes oratoires habituelles de toutes les organisation politiques notamment celles issues du mouvement ouvrier se substituent l’échange rapide d’interventions minutées. Bref la rhétorique n’est plus une rhétorique de bataille quand l’enjeu n’est plus une hégémonie argumentaire mais, de façon très transparente dès le début du débat, la construction d’une décision commune.
Une autre temporalité
Le mouvement altermondialiste a congédié la « raison historique ». La Charte annonce l’objectif de rassembler les « mouvements de la société civile …qui s’emploient à bâtir une société planétaire axée sur l’être humain. », ou, comme il est dit plus loin, « visant à bâtir un autre monde ». Le mot bâtir signale l’immédiateté d’un objectif qui n’est pas renvoyé à une autre séquence historique. La « nouvelle étape de l’histoire du monde, une mondialisation solidaire qui respecte les droits universels de l’homme », cette étape commence maintenant. Elle est déjà soutenue par « des systèmes et institutions internationaux démocratiques au service de la justice sociale, de légalité et de la souveraineté des peuples ». Elle s’incarne dans les « actions concrètes » des mouvements auxquels le Forum propose un espace. Le Forum n’est pas seulement un lieu d’élaboration, un outil disjoint, par sa nature et son mode d’existence, des changements à promouvoir. Il est lui-même pensé par ses promoteurs comme un changement, comme un élément de la « nouvelle étape » parce qu’en « introduisant dans l’agenda mondial les pratiques transformatrices qu’ils (les participants) expérimentent dans la construction d’un monde nouveau » et parce qu’il participe ainsi de la construction d’une « citoyenneté planétaire ».
La disjonction avec la vie politique partisane
Cette nouvelle culture est forte. Les pratiques qu’elle porte pénètrent aujourd’hui dans de nombreux espaces militants. La « décision au consensus » par exemple, fut le mode de fonctionnement adopté en France par les collectifs unitaires antilibéraux qui de mai à décembre 2006, ont tenté de se mettre d’accord sur une candidature commune à la présidentielles. C’est d’ailleurs sur un processus de vote largement impulsé par un des partis protagoniste du processus (le PCF) que cette tentative a échoué. C’est au consensus que les collectifs unitaires rassemblés à Montreuil en janvier 2007 ont désigné finalement José Bové. C’est d’ailleurs un réseau de militants construit au sein des Forums sociaux et notamment du FSE qui fut la première garde rapprochée du candidat. Mais cette candidature, qui a tenté de capter la culture altermondialiste, si elle a rencontré des sympathies, a échoué électoralement.
Le mouvement altermondialiste semble ne pouvoir se développer qu’en marge de la vie politique partisane et électorale traditionnelle. Il partage de ce point de vue la situations des nouveaux mouvements sociaux qui bien souvent il rassemble. Cette nouvelle forme d’engagement bute sur le maintien de l’ancienne forme même si cette dernière est en crise.
Cette difficulté a plusieurs racines qui sont ancrées dans la culture altermondialiste elle-même.
La méfiance vis-à-vis des enjeux de pouvoir
La Charte dit, « ne pourront participer au Forum en tant que tels les représentations de partis, ni les organisations militaires ». Cette disposition souvent contournée en pratique reste néanmoins un principe d’identification de la « société civile »[13]. L’espace de coopération et d’élaboration est mis à l’abri des enjeux de pouvoir qui lui sont extérieurs (débats politiques et partisans notamment nationaux), comme il se met à l’abri des enjeux de pouvoir internes en excluant tout vote, tout porte parole et toute décision unitaire (donc majoritaire). Cette méfiance pratique rejoint la position intransigeante d’un autre mouvement qui fut l’un des inspirateurs des forums, le mouvement zapatiste qui s’interdit toute participation à la course électorale et ne réclame qu »un « gouvernement obéissant »
Régime d’historicité et refus programmatique
Le régime de temps dans lequel se pense le mouvement altermondialiste sort du régime moderne de temporalité. Ce sont les organisations politiques, notamment celles qui sont issues des diverses traditions communistes qui restent le plus marquées par ce régime moderne d’historicité mettant l’action présente sous la discipline du futur. Certes ces organisations ne sont pas censées être présentes en tant que telles mais leurs militants le sont au travers des mouvements sociaux.
Dans leur régime « moderne » d’historicité, l’altérité revendiquée est un projet plus qu’une pratique. Elle doit s’énoncer, se programmer et se mettre en œuvre à partir d’une position de pouvoir. Cet écart culturel entre deux subjectivités du temps est sans doute un des ressorts les plus importants d’un débat récurrent du mouvement : le débat énoncé comme le choix à faire entre « Forum mouvement » et « forum espace »[14]. Il s’est incarné à l’issue du Forum Social Mondial de 2005 à Porto Alegre par l’opposition frontale et prévisible de certains des « inventeurs » du Forum, Bernard Cassen, fondateur d’ATTAC et les responsables brésiliens à commencer par Chico Whitaker qui se pose en gardien intransigeant d’un « forum espace » contre toutes les tentations mouvementistes.
Quel acteur collectif ?
Une autre problématique se profile avec évidence : celui du mode de constitution de l’acteur politique collectif. Le mouvement est en rupture avec la conception moderne du parti comme acteur et du peuple comme souverain. Le parti construit l’acteur collectif dans une logique d’adhésion et dans le partage d’une finalité commune. Le peuple construit son unité dans sa souveraineté déléguée : il agrège des citoyens dans l’abstraction et l’équivalence, sinon l’égalité, de leurs droits.
Parti et peuple, comme figures de la politique nationale des XIX et surtout XXème siècles, produisent du commun en abolissant les singularités. La nouveauté des forums sociaux, c’est qu’ils ne réclament ni abolition des singularités ni unification des finalités. Tandis que la politique moderne constitue l’acteur (le parti) comme le peuple par un acte de séparation (les non adhérents, les non citoyens), la dynamique proposée par les forums est au contraire une dynamique d’agrégation sans limite, ce que les organisateur nomment le principe « inclusif » des forums..
Le mouvement porte donc une dynamique démocratique constituante d’un type nouveau. Si une citoyenneté mondiale est souvent revendiquée, on est loin de la citoyenneté unitaire du modèle républicain. Et si cette auto désignée « société civile mondiale » revendique un droit de regard sur les décisions qui engagent l’humanité mondialisée, on est loin de la revendication d’un Etat mondial démocratique.
[1] La place de l’organisation ATTAC au sein de ce mouvement est particulière : si elle est bien identifiée à l’altermondialisme et si elle y joue, dans certains pays un rôle évident, elle ne peut à elle seule en revendiquer l’exclusivité.
[2] « L’absence de définition de l’altermondialisme fait partie de sa définition même », Radiographie du mouvement … op.cit. page 288
[3] « Droit au logement » : association créée en 1990, par des familles mal-logées ou sans-logis et des militants associatifs de quartier, dans le 20ème arrondissement de Paris. Une trentaine de comités nés dans d’autres villes de France se sont. regroupés en 1998, autour d’une charte, au sein de la Fédération des comités Droit Au Logement
[4] Association Pour l’Emploi, l’Information et la solidarité des chômeurs et travailleurs précaires. Organisation de chômeurs créée en 1987.
[5] Institut Brésilien d’Analyse Sociale et Economique
[6] Association brésilienne des organisations non gouvernementales
[7] Le secrétariat est l’organe exécutif du Comité international dont le fonctionnement a été progressivement formalisé notamment à sa session de Miami en juin 2003
[8] sources Forum Social Mondial www.forumsocialmundial.org.br
[9]. Voir tableau en annexe. En 2003, en marge du FSM, Porto Alegre a vu se dérouler 6 forums thématiques dont le forum mondial de l’éducation.
[10] Michel Wieviorka (Dir), Un autre monde…contestations, dérives et surprises dans l’anti-mondialisation, Paris, Balland, 2003.
[11] Eric Agrikolianski et Isabelle Sommier (dir), Radiographie du mouvement altermondialiste, Paris, La Dispute, 2005
[12] disponible sur le site du Forum social mondial www.forumsocialmundial.org.br
[13] Catégorie reprise littéralement dans les autres langues de base du Forum : en portugais « sociedade civil », en anglais « civil society » et en castillan « sociedad civil »
[14] Christophe Aguiton, Miguel Benassayag, Bernard Cassen, Nadia Demond, Gustave Massiah, Philippe Merlant, Bruno Rebelle, Patrick Viveret, Gilbert Wasserman, Chico Whitaker, Où va le mouvement altermondialisation ? … et autres questions pour comprendre son histoire, ses débats, ses stratégies, ses divergences, La Découvert, 2003