Anthropologie appliquée

Dans une conjoncture marquée par la thématique de la rupture, de la nouveauté, l’ethnologie/anthropologie doit-elle être donnée comme une discipline destinée à s’éteindre ou à se fondre dans les autres sciences sociales ? Sociologie et ethnologie ne sont-elles pas nées du « grand partage » de l’époque coloniale[1] : ce partage de l’étude du « nous » et de l’étude des « autres », non exempt d’une certaine condescendance, fut aussi pour l’ethnologie génératrice d’une épistémologie de l’altérité.

La colonisation a pris fin, la globalisation est à l’ordre du jour. Le « grand partage » n’aurait donc plus lieu d’être : la mondialisation culturelle, en faisant disparaître les terrains exotiques de l’altérité, mettrait l’ethnologie en extinction. L’argument est trop simple. Car les questions de la singularité et de l’altérité se sont au contraire universalisées et nous devons les penser autrement qu’à travers les standards destructeurs d’une « ethnicité » essentialisée ou d’une identité irréductible et intangibles des cultures.

La situation contemporaine soulève en particulier deux problèmes : celle du déplacement des terrains de l’altérité et celle du changement de paradigme.

Le premier point interroge l’ethnologie/anthropologie du point de vue de sa propre histoire.

Le second interpelle l’ethnologie/anthropologie, ainsi interrogée, du point de vue des difficultés de l’ensemble des sciences sociales face au contemporain.

L’ethnologie/anthropologie a de nouveaux défis cognitifs et théoriques à relever, une nouvelle histoire intellectuelle à écrire. Elle a commencé à le faire, sur le terrain de la vie urbaine depuis vingt ans déjà, sur le terrain de la mondialisation de la culture, sur celui des institutions…

Ce sont aussi des défis pratiques. La question du rapport à l’autre n’a rien d’un supplément d’âme culturel et sociétal. C’est aujourd’hui le nœud de multiples situations d’activité humaine sinon de travail. À l’heure où l’échange, la médiation, la production symbolique sont au cœur d’une activité productive et créatrice de plus en plus culturelle et immatérielle, l’ethnologie/anthropologie est de plus en plus appelée à être une discipline appliquée et à enrichir son apport théorique de cette exigence d’implication concrète en situations.

L’attention est donc portée sur une ethnologie/anthropologie qui ne se veut plus seulement d’observation mais est soucieuse de ses applications possibles, notamment dans le champ de l’intervention et du développement et en regard des mutations culturelles de toutes sortes qui se produisent dans le monde contemporain.

C’est une des originalités de l’ethnologie/anthropologie pratiquée à Paris 7 et à Paris 8 depuis de longues années, et cela correspond à un domaine de recherche et de préoccupations qui ne cesse de s’élargir.

Une ethnologie appliquée : penser l’intervention

Si l’ethnologie/anthropologie doit se maintenir comme discipline universitaire et de recherche, cela passe aujourd’hui par le choix, qui est le nôtre, de pratiquer une ethnologie appliquée et, pour certains membres de l’équipe, une anthropologie pragmatique. Notre conviction commune, appuyée sur des années de pratique, est que la question de la capacité de l’ethnologie/anthropologie à déployer des enquêtes sur le présent a pour condition que ces enquêtes aient un usage social, et que cette question de l’usage social soit interne à l’esprit de la recherche.

Une autre discipline, la sociologie, est également sous la règle de cette exigence. Un des points qui nous différencie fondamentalement d’elle, c’est que la grande majorité des sociologues réfléchissent et font des propositions de l’intérieur des rationalités institutionnelles existantes.

L’ethnologie/anthropologie telle que nous l’envisageons se propose de prendre en compte, dans les dispositifs d’enquête sur la caractérisation du présent, d’un côté les approches institutionnelles, et de l’autre, des approches du point de vue des gens et des entités dont ils se réclament, des cultures. Ce choix de méthode porte aussi bien sur les formes de conscience que sur les institutions et les organisations qui ne seront pas appréhendées à partir de leur rationalité propre mais à partir des formes de pensée et de conscience des gens.

Il ne s’agit pas ici de congédier toute ambition de scientificité. Il s’agit seulement d’admettre qu’il existe d’autres types d’intellectualité aptes à rendre compte du réel et à le prescrire. L’ambition savante n’est donc pas de les détruire pour les remplacer mais avant tout de les identifier.

Cette ambition vis-à-vis des cultures, comprises comme organisation fonctionnelle mais aussi comme signifiant dun univers de vie partagé, était celle d’un Rober Jaulin, fondateur du département d’ethnologie de Paris 7, face à ce qu’il caractérisait comme « ethnocide[2] ».

Elle est depuis plus de dix ans celle des enseignants chercheurs de la MST « Formation à la connaissance des banlieues » dont la pratique d’enquête vise à identifier la pensée des gens sur les situations de banlieues comme élément indispensable non seulement de toute intellectualité de ces situations mais d’émergence de propositions pour les transformer : ce que nous appelons « prescription[3] ».

Une telle posture est aussi un élément essentiel de la professionnalisation comme apprentissage de cette multiplicité des intellectualités : les identifier, les vivre comme une richesse et non comme une menace n’est ni spontané ni favorisé, c’est le moins que l’on puisse dire, par la rationalité institutionnelle

Il ne s’agit donc pas seulement d’apporter des solutions et améliorations dans tel ou tel domaine. Il s’agit, tout en les apportant, de favoriser de l’intérieur une construction et une invention culturelles, faute desquelles on resterait dans une nécessité permanente d’avoir à nouveau à intervenir.

Le regard, les intentions sont en conséquence sous la discipline d’une éthique. L’intervention n’a pas vocation de décideur et de maître d’œuvre, venant du haut de sa richesse ou de son savoir aider des gens démunis, pour se transformer en auxiliaire d’un accomplissement qui n’est pas le sien. Il s’ensuit que rien ne peut être posé d’avance, aucun schéma, aucune certitude. L’intervention, avant d’agir, a d’abord à partir localement à la découverte des enjeux, des pensées et des dynamiques à l’œuvre de l’intérieur de la situation.

Ethnologie/anthropologie et professionnalisation

Pas d’enseignement professionnalisant qui ne s’adosse à la recherche. Pas d’anthropologie du contemporain qui ne se construise sans la confrontation aux situations et notamment aux situations professionnelles.

L’enseignement professionnalisant a ses exigences. Il en a encore plus lorsqu’il s’agit d’un champ professionnel mouvant, en perpétuelle redéfinition. La recherche, plus précisément l’enquête de terrain, est un besoin central pour l’enseignement.

Certes, la sociologie des professions ne date pas d’hier[4], autour, notamment, de la problématique de l’identité professionnelle ou de la compétence et de la construction de la compétence[5]. Objectivation des identifications d’un côté, objectivation des savoirs de l’autre : un tel balisage du champ académique laisse peu de place à cette idée simple développée par certains (Yves Schwartz à Aix-Marseille[6] ou Yves Clot[7] et Christophe Dejours[8] au CNAM), selon laquelle ce ne sont pas la prescription (par l’identification du métier ou du poste) ni le savoir (qualification) qui font le travail, c’est l’homme. Et le propre du travail est de remettre sans cesse en jeu et les prescriptions et les savoirs.

Y a-t-il d’ailleurs d’autres entrées pour aborder des situations de travail caractérisées par la conjonction d’un flou sur les prescriptions et sur les qualifications requises ? Telle est bien la perturbation majeure introduite, par exemple, par l’entrée banlieue dans la professionnalité : elle contraint à contourner l’entrée institutionnelle (celle de la prescription et du savoir) au profit d’une entrée subjective sur l’événement. Jacques Ion avait bien montré déjà comment, dans les nouvelles politiques sociales territorialisées, l’écart était grand entre le partenariat prescrit par les procédures et les réseaux réels tissés dans le travail par les intéressés et comment l’investissement subjectif contribuait à la compétence mobilisée[9]. Mais depuis ces travaux, la conjoncture a fait passer au second plan la problématique du partenariat et de la compétence professionnelle élargie au profit d’une interrogation générale sur les « nouveaux métiers », autrement dit, la difficile énonciation de prescriptions neuves pour des « métiers de la ville »[10].

 

 

Recherche et professionnalisation : la double anticipation

La tension est forte lorsque des avancées modestes de connaissances sur des métiers en perpétuel devenir sont censées être immédiatement investies dans une formation professionnelle. La formation aux métiers actuels et futurs ne peut pas être une transmission de techniques labellisées sur des profils de poste prévisibles. En même temps, ces avancées toujours provisoires doivent être formalisées, confrontées à un corps de connaissances et de concepts préexistants. C’est en ce sens que le cadre de l’enseignement professionnalisant apparaît, à l’expérience, comme un cadre tout à fait productif de confrontation pratique aux réalités contemporaines. Nous sommes en effet dans une situation que Yves Schwartz caractérise comme celle d’une « double anticipation »[11]. Le savoir académique, l’intellectualité scientifique en général sont censés pouvoir anticiper sur la singularité des situations à venir, et notamment des situations de travail. Mais ces situations, dans leur singularité et dans leur nouveauté historique (le travail est toujours un « événement », nous rappelle Philippe Zarifian), anticipent toujours sur l’intellectualité qui permet de les penser.

Loin d’être un appel à l’instrumentalisation du savoir académique, la formation professionnelle est donc, pour l’Université, un appel à répondre aux questionnements d’anticipations pratiques sur le savoir disciplinaire et sur les situations dans lesquelles ces professions sont destinées à s’exercer. C’est une mise à l’épreuve féconde et fondamentale. Car si la transdisciplinarité est alors le plus souvent convoquée, c’est que l’émergence des objets à traiter bouscule et dérange les logiques disciplinaires constituées.

On le voit bien, notamment, avec la thématique de la banlieue qui bouscule de façon diverse l’anthropologie, la sociologie, les sciences de l’éducation, les sciences politiques et d’autres disciplines encore sûrement. Ce sont incontestablement les disciplines qui se sont le plus engagées dans une démarche professionnalisante (l’anthropologie et les sciences de l’éducation) qui sont aussi celles dont l’interpellation a été la plus féconde et dont la pensée sur l’objet en question a été paradoxalement en mesure d’être le plus en écart de ce qui leur était préalablement proposé par l’espace professionnel. Sans pour autant qu’elles cessent d’être entendues par ce dernier…

Mais pour que cette tension existe et que la pluridisciplinarité existe, il faut préalablement que les disciplines continuent à exister de façon vivante. Et ceci n’est pas sans poser quelques problèmes, qu’il nous faut identifier et surmonter. La crainte de la dilution de la discipline peut toujours conduire au repli académique et à la création, dans l’université, de deux ghettos intellectuels étanches : d’un côté, les formations professionnalisantes regroupées suivant les logiques d’objets empiriques, définis par l’aval et le marché du travail, et embarquées dans une logique de moins en moins universitaire, au risque d’une instrumentalisation non maîtrisée ; et, de l’autre, des disciplines coupées de ces interpellations contemporaines, au risque d’une fossilisation accélérée.

Or l’enseignement professionnalisant est une confrontation au contemporain et un formidable appel à la recherche, à la mise à jour et à l’exigence intellectuelle, dont peut profiter toute la communauté universitaire. Encore faut-il ne pas avoir peur de s’y confronter et même d’organiser l’espace de cette confrontation en ne renonçant pas, surtout pas, à l’adossement disciplinaire de la professionnalisation.

2005

 


[1] Althabe G, Fabre D., Lenclud G, Vers une ethnologie du présent, MSH, 1992.

[2] Jaulin R., La paix blanche, Introduction à l’ethnocide, Paris, Seuil (Combats), 1970.

[3] Lazarus S., Anthropologie du nom, Seuil, 1996.

[4] Notamment à travers les travaux impulsés par Claude Dubar, professeur à St-Quentin en Yvelines (La Socialisation, construction des identités professionnelles, Colin, 1991).

[5] Trépos J-Y., Sociologie de la compétence professionnelle, Presses universitaires de Nancy, 1992 ; Botlanski L., Ce dont les gens sont capables, GSPM (EHESS), 1990.

[6] Au sein du centre Analyse pluridisciplinaire des situations de travail (APST).

[7] Clot Y., Le Travail sans l’homme, pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La Découverte, 1995.

[8] Dejours C., Travail, usure mentale, Bayard, 1993.

[9] Ion J., Le Travail social à l’épreuve du territoire, Privat, 1990.

[10] Heurgon E., Stathopoulos N., coord., Cerisy les métiers de la ville, L’Aube 1999 et « Villes, Science sociales, professions », Espaces et sociétés, 1996/84-85.

[11] Schwartz Y., « La Formation professionnelle, l’affaire de qui ? », Société française, n°9, janvier 1984.

~ par Alain Bertho sur 4 mai 2007.

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