« Pour une conscience émeutière »
« lettre ouverte à l’intelligence française »
« pour une conscience émeutière »
par Philippe TANCELIN
et Geneviève CLANCY
On entend parfois une grande rumeur venant du fond des pierres, c’est la rumeur des empreintes des lieux, des temps, des êtres; on parle souvent de la charge d’un lieu c’est ce témoin qui peut témoigner de son témoignage.
L’histoire immémoriale de l’émeute, chaque conscience la porte en elle comme une présence, une physique de l’ « irrêvé ». Elle monte depuis l’intuition jusqu’à son imaginé. Elle intègre sa figuration radicale et informelle ainsi que l’onde qui la propage, provoquant une synchronicité des consciences qui réalise ce surgi ensemble et fulgurant de l’émeute.
L’émeute est un écho palpable où peut s’échanger tout ce qu’il y a d’irrépressible d’une conscience à l’autre en libérant tout ce qui n’a pu éclore jusqu’ici.
L’espace temporel du surgissement de l’émeute se détermine par ce puissant ressentir de ce qu’il y a d’intolérable dans le cours de l’existence, (dû à une cause extérieure) mais aussi par un entrevoir intuitif du réel d’une vie autre. Un tel ressentir emprunte ses lettres à la rencontre fragile et étonnante avec une forme qui sait libérer le dépôt d’absolu en chaque être.
La poésie en tant que figure jouera ici un rôle déterminant dans ce rapport entre notre désir du tout et l’approche que nous en faisons, grâce au soulèvement.
En cela l’émeute est autotélique. L’émeute en effet ne vise qu’à réaliser, donner corps à ce pressentir “ imaginal “d’absolu ” qui n’est ni sa cause ni sa finalité mais son énergie génératrice.
L’émeute n’a qu’elle-même comme but, elle seule peut mettre en forme son désir d’une réalité en résonance avec son absolu implicite. L’émeute échappe aux réductions de toutes les approches quelles soient psychologiques, sociologiques, historiques, son « irrépressibilité » ainsi d’ailleurs que sa propagation en attestent.
L’ »onde-émeute », cette présence urgente d’absolu, sait passer d’une conscience à l’autre, sans concertation ni évaluation des situations ou rapports de force, elle s’en dispense. Parfois l’émeute peut précéder des révoltes ou des révolutions, par sa nature propre convertie en projet mais ceci n’est pas son essence. L’espoir révolutionnaire on le sait, est emprunt de cette fulgurante intuition irrépressible du tout mais en cherchant toujours à transformer la réalité; le désir autotélique de l’émeute ne cherche quant à lui qu’à entrevoir ce tout. Si l’émeute comme on peut le constater dans l’histoire est toujours réduite par la barbarie, c’est parce qu’elle ne cherche aucune perspective de négociation avec ce qui obstrue sa propre finalité. Sa nature autotélique la place dans l’ »immesure », tant celle de l’ordre que celle de toutes solutions.
S’il existe une transmission possible des plans d’émeute en la conscience ou encore ce qu’on pourrait appeler une “ conscience émeutière ”, celle-ci ne relève pas de la narration historique qui joue alors comme mimésis. Une telle transmission se fait grâce aux rencontres que l’âme historiale peut faire avec des images-objets à travers lesquelles, elle trouve une voie d’expression qui oppose l’intuition du tout à son émiettement, sa dispersion par les pouvoirs.
La poésie joue ici un rôle crucial.
Nous l’avons beaucoup cherchée dans notre démarche théâtrale militante des années 70. La poésie est cette lumière capable d’éclairer ce que la réalité laisse voir et voile en même temps. Le poème on le sait fait résonner la conscience libre de chaque homme, il est en même temps une ontologie de l’amour et de la liberté. A ce niveau, apparaît l’essence idéelle de l’émeute. L’émeute n’est pas une réalité objective, elle est une actualisation de cette idée que l’homme se fait de sa présence dans le monde. Là est l’enjeu du poétique en tant qu’espace du verbe par lequel cette idée s’entrevoit aussitôt comme un appel à sa réalisation. Le poème se fait rythme intérieur où la conscience mesure sa propre nature et la dépossession qu’elle subit, cette petite mort qu’elle ne peut conjurer que dans l’émeute. Emeute… moment extrême où la conscience habite sa langue originaire de liberté absolue, c’est-à-dire qui refuse l’aliénation de la peur et des estimations.
Seule la poésie peut élaborer une ontologie de l’émeute car elle n’est pas un art, mais une voie de construction et d’expression de l’Être du désir primordial de la liberté.
Le verbe poétique appartient au “ figural ”; il engendre dans la conscience des formes qui la mettent en rapport immédiat avec le réel; elle peut alors puiser l’énergie nécessaire pour bouleverser dans la réalité, ce qui la mutile, toutes ces oppressions qui dénaturent son rapport au monde.
C’est au cœur de l’oppression que se tient l’Être de l’émeute qui en toutes circonstances sait radicalement renverser tant de puissants et pressants obstacles.
Si l’émeute appartient bien au registre de l’ontologie, elle échappe du même coup à toute appréhension limitée à l’histoire comme d’ailleurs à toute mise en place de dispositifs répressifs qui chercheraient à la prévenir.
Depuis les temps les plus reculés, la preuve est faite qu’on n’enferme ni ne tue une idée et surtout pas celles d’absolu, d’infini qui fondent la conscience humaine et font que celle-ci s’exprime par l’amour.
Toujours l’émeute, procède de l’urgence, urgence d’amour. Elle ne se soucie pas plus d’une fin que la poésie ne vise la réalité de ce qu’elle suscite; tout se passe entre la “ figuralité ” du réel et le bouleversement possible de la réalité.
Le donné, lorsqu’il est transformé par l’émeute, devient la forme propre à accueillir l’Être libre sous les traits de la liberté. La liberté est alors la physique de l’horizon éthique de notre existence d’homme.
Pour la conscience émeutière, il ne s’agit pas de changer le monde mais d’inscrire en lui ce qui finalise notre existence comme éthique,
La rencontre dans la gare, dans la rue, dans l’usine et ailleurs par l’intervention théâtrale-esthétique de l’urgence est une rencontre toujours provoquée mais proposant l’inconnu. Elle ne vise d’autre fin que l’expression éthique d’un instant vécu ensemble, bouleversant les rythmes de la réalité et faisant entrevoir l’abolition de ses esclavages, faisant entr’entendre les paroles sous silence par tous les bâillonnements.
Philippe Tancelin Professeur à Paris8-et
Geneviève Clancy Professeur à Paris1, poètes-philosophes
Texte extrait de Les conditions sous lesquelles l’émeute demeure possible…
CICEP ed. octobre 2000
Ce texte a été très légèrement réactualisé










Des mots très justes sur l’émeute
pour ne pas dire l’émoi
mais alors
qu’est-ce que la révolte?