Emeutes de Bradford Juillet 2001

La documentation française

7-9 juillet 2001. Emeutes raciales à Bradford, en Grande-Bretagne

De violents affrontements opposent des militants d’extrême droite et des jeunes d’origine indienne et pakistanaise faisant plus d’une centaine de blessés. Le racisme et le fort taux de chômage dans cette région du Nord de l’Angleterre semblent être à l’origine des émeutes

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Emeutes en banlieues : lectures d’un événement

n° 128-129 –2007/1-2. p. 103 à 117

Les « désordres ethniques » à Bradford (Grande-Bretagne)

Marta Bolognani

Traduction, Maurice Blanc

Cet article présente les émeutes ethniques et les dispositifs institutionnels en Grande-Bretagne dans la période récente, puis les « désordres » de Bradford en 1995 et 2001. Si la controverse oppose explications « structurelles » et « culturelles », les données ethnographiques estompent cette opposition. Les Pakistanais de Bradford font une nette différence entre les événements de 1995 (décrits en termes de légitime défense, droits humains et citoyenneté) et ceux de 2001 (présentés dans un langage politique, ils sont construits autour de rituels pseudo initiatiques et d’épreuves de virilité). Les émeutiers ne sont ni les victimes du « système » ni les auteurs autonomes de violences gratuites. Il faut tenir compte de leurs marges de manœuvre avec les contraintes économiques et culturelles, et de l’histoire locale.


Document

L’Express du 02/08/2001

Les banlieues de l’apartheid

par Jean-Michel Demetz

Les émeutes de Bradford ont mis en évidence l’échec du modèle communautariste. A force de cultiver le droit à la différence, on aboutit au renforcement de l’exclusion

Comment mieux avouer que l’on s’attend à pire? La police du West Yorkshire confirme que cinq voitures blindées viennent de lui être prêtées par les forces de l’ordre basées en Irlande du Nord. C’est un sombre présage dans cette région du nord-est de l’Angleterre, en proie aux émeutes raciales depuis deux mois. Fin mai, à Oldham, ce sont des militants d’extrême droite qui ont inauguré la saison des troubles. Mais, en juin, à Burnley (trois nuits durant) et à Leeds, ce sont des jeunes originaires du sous-continent indien qui ont attaqué la police et pillé.

Pour l’heure, c’est Bradford qui conserve la triste palme de ce palmarès. Dans le quartier de Manningham, principalement habité par des familles pakistanaises, des traces subsistent de la nuit de rage et de destruction du 7 juillet. Des magasins pillés, des voitures brûlées: des centaines de jeunes ont harcelé 900 policiers à cheval ou à pied, à coups de jets de pierres, de briques, de bombes incendiaires, en blessant plus de 200.

Il y a vingt ans, au cours de l’été de 1981, les villes anglaises avaient déjà été le théâtre de batailles de rues entre jeunes immigrés et policiers. A l’époque, on avait incriminé un taux de chômage élevé et le désintérêt du gouvernement Thatcher pour la politique urbaine. Mais aujourd’hui, le Royaume-Uni ne compte que 3,4% de chômeurs et le pouvoir central a entrepris de revitaliser les centres-villes. A Bradford, la crainte d’une descente de l’extrême droite, vite démentie par les faits, n’a pas été la cause de cette explosion, contrairement à ce qu’ont avancé, hâtivement, quelques médias. Mais plutôt un utile prétexte pour enflammer la mèche d’une poudrière depuis longtemps répertoriée.

Rendu public au lendemain des émeutes, un rapport sur les relations entre communautés à Bradford est plus éclairant. Sous la plume de sir Herman Ouseley, un ancien président de la Commission pour l’égalité raciale, ce document va à l’encontre des idées reçues dans un pays qui se veut un modèle de tolérance mutuelle. «On assiste, dans le district de Bradford, à des fractures de plus en plus profondes, qu’elles soient raciales, communautaires, religieuses ou sociales», peut-on ainsi y lire. Dans Bradford «règne la peur, […] la peur de dénoncer ce qui ne marche pas sous peine d’être traité de raciste, […] la peur de s’attaquer à la culture de bande, au trafic de drogue, à l’intolérance raciale en hausse».

Pour une nation qui, depuis trente ans, a adopté le «multiculturalisme», c’est-à-dire un communautarisme fièrement revendiqué, le choc est rude. Car c’est la première étude officielle issue de l’administration «antiraciste» qui dresse ce constat inédit: à force de laisser se développer, côte à côte, des communautés avec leur propre culture, on a abouti au renforcement de l’exclusion et à l’institutionnalisation d’un régime de ségrégation. Faute de culture commune, les malentendus dégénèrent vite: c’est à Bradford, en janvier 1989, déjà, que les manifestations dirigées contre le romancier Salman Rushdie, jugé coupable de blasphème, avaient été les plus violentes.

Un repli identitaire

L’école est à l’origine de ces gouffres. Au nom du «respect de la diversité culturelle», les enseignants sont ainsi officiellement priés de transiger avec les obligations religieuses de leurs élèves, comme le port du hidjab (foulard islamique) ou des bijoux confessionnels des sikhs. A la piscine, la non-mixité est de règle pour ne pas heurter les sensibilités. Ce n’est pas par hasard que Bradford a été choisie, voilà quelques mois, pour accueillir le premier établissement secondaire musulman entièrement financé par l’Etat. Faut-il dès lors s’étonner, comme le note Ouseley, de l’ «apartheid virtuel» en vigueur dans de nombreuses écoles? Car les Blancs, les Indiens et les sikhs fuient les quartiers à majorité musulmane. Ce repli identitaire se fait au détriment de l’éducation des enfants. «Les écoles de Bradford ont un niveau inférieur au niveau national. Et les résultats des écoles peuplées en majorité de jeunes d’origine pakistanaise sont pires encore», explique Charles Husband, professeur à l’université de Bradford.

Les arrogantes façades des hôtels victoriens du centre témoignent de la gloire passée d’une ville qui fut l’un des bastions de l’industrie textile. Après guerre, pour fournir des bras aux filatures, ont débarqué, à tour de rôle, des Ukrainiens, des Indiens, des sikhs, puis des Pakistanais. C’est cette dernière vague qui a le plus de difficulté à s’intégrer. Pour expliquer le handicap des Pakistanais, on met en avant leur origine rurale – à la différence des Indiens, issus d’un milieu urbain, voire commerçant. Les quartiers ouvriers, aux étroites maisons de brique rouge, où des familles élargies suivent, avec passion, les exploits des équipes pakistanaises de cricket, paraissent souvent n’être que des villages transposés. Au lendemain des émeutes, aucun ministre n’a fait le déplacement à partir de Londres. Mais l’ambassadeur du Pakistan est venu prôner le respect de la loi. Imagine-t-on, dans un cas comparable, le représentant du gouvernement algérien, seul présent à Vénissieux, par exemple, après une nuit de troubles? Le contrôle social, imposé par l’islam, est un autre facteur de différenciation. «Il est temps que les mosquées locales commencent à recruter des imams nés et élevés ici plutôt que d’en faire venir du Pakistan ou du Bangladesh», dénonce la députée travailliste Ann Cryer. En invoquant le parrainage de Hamas, le mouvement intégriste palestinien, ou du terroriste islamiste saoudien Ben Laden, les jeunes émeutiers de Bradford n’ont jusqu’ici fait que les bravaches. Mais cela inquiète. «Au-dessous de 25 ans, souligne l’universitaire Charles Husband, les jeunes ne se définissent plus désormais comme ‘‘britanniques et pakistanais », tels leurs aînés, mais comme ‘‘britanniques et musulmans ».» C’est leur réponse à ce qu’ils appellent l’ «islamophobie».

Dans l’orgueilleux hôtel de ville, le chef de la majorité du Grand Bradford, Margaret Eaton (Parti conservateur) confirme la tentative de «quelques fondamentalistes de s’assurer un territoire dégagé de l’autorité de la police». Surtout, elle avoue son désarroi devant ce qu’elle nomme une «propension à l’autoségrégation» de la communauté pakistanaise. «Beaucoup d’argent a été déversé dans ces quartiers, et pour quel résultat? Sans éducation, il n’est pas possible de trouver un emploi. Mais quand, en plein conseil municipal, je demande si l’échec scolaire des enfants n’est pas aussi lié aux vacances prolongées de six mois au Pakistan, on me traite de nazie! On m’accuse d’être insensible aux ‘‘différences culturelles ». La vérité, c’est que, pour réussir ici, il vaut mieux être anglophone au plus tôt.»

Mariages forcés ou mariages arrangés?

Or, dans beaucoup de foyers, ce n’est pas le cas: près de 1 Pakistanais sur 2 choisit au pays une épouse qui, à son arrivée, ne parle pas anglais. Bien souvent, après quelques années, elle ne le pratique toujours pas, le mari espérant ainsi éviter tout risque de contamination avec l’entourage occidental. C’est d’autant plus facile que tous les services sociaux sont assurés dans la langue maternelle grâce à des interprètes spécialement recrutés. Mais, quand on l’interroge sur ces mariages forcés, Ketan Gandhi, responsable municipal de l’aide à la jeunesse pour Bradford-Ouest, corrige: lui ne parle que de «mariages arrangés». Pour les enfants élevés chez eux en ourdou et confrontés, à l’école, à des camarades eux aussi pakistanais et à des maîtres en partie notés pour leur «compréhension ethnique», ce n’est pas vraiment le meilleur moyen d’apprendre l’anglais. Mais à coup sûr la voie la plus courte vers l’échec, le ressentiment et, plus tard, la révolte.

~ par Alain Bertho sur 26 février 2008.