Forums, mouvements, responsabilités historiques

Quelques réflexions en vue du séminaire du 5 mai 2003

Alain Bertho

Susan Sonntag déclare dans un entretien publié cette semaine : “ Le 11 septembre a ouvert toutes les portes. Je crois que nous sommes dans une situation radicale. D’ici cent ans quand on reparlera de l’époque que nous vivons, on dira que la guerre en Irak marque la fin de la république et le début de l’empire

 

Je partage ce point de vue, proche des thèses que je soutiens dans mon dernier livre (L’Etat de guerre, publié en février) dont je reprendrai ici quelques grands traits.

 

Chacun me pardonnera donc le schématisme extrême de mon propos.

 

Nous sommes confrontés à une crise profonde ne débouche pas sur la libération humaine

 

Je partage la thèse selon laquelle la mondialisation financière et militaire que nous vivons est une réaction avant d’être une stratégie. Le “ capitalisme cognitif ” est confronté à une force de travail subjective et coopérante qui met en question la loi de la valeur, les formes de l’exploitation et les formes de domination séculaires. La financiarisation, comme la précarisation, est la réponse à la difficulté à exploiter dans les formes les plus modernes la créativité du travail humain. La militarisation une réponse à la crise d’hégémonie ouverte par le mouvement altermondaliste lui-même.

 

La crise principale avec laquelle s’ouvre le nouveau siècle et le nouveau millénaire est une crise profonde de la démocratie, marquant la fin d’un cycle de la démocratie, celui de sa figure républicaine, nationale, partisane et représentative. Avec elle, c’est la figure même du peuple qui perd de sa consistance et des pans entiers de culture politique qui perdent de leur pertinence. Voilà sans doute pourquoi une bonne partie de ce que fut la gauche cède si facilement à la nostalgie, voire à une lecture au sens propre réactionnaire du monde dans lequel nous tentons de vivre. “ Ah que la république était belle sous l’empire ” disait-on autrefois !

 

Nous ne verrons jamais renaître ni “ la patrie du socialisme réel ”, ni les “ hussards noirs de la république ”, ni la communauté de classe de l’usine ou du coron, ni la jonction libératrice du drapeau rouge et du drapeau tricolore. Cette époque là est close, pour le meilleur et pour le pire.

 

L’avènement de l’Empire met fin aux deux siècles modernes des Etats nations. Il s’ensuit une gigantesque vacance, celle de l’esprit public qui avait porté tant bien que mal une figure de l’hégémonie c’est à dire conjointement d’une organisation de la domination et d’un maintien de l’ordre civil. Le chaos est au rendez-vous du triomphe du marché et de la déréalisation de l’humanité dans la finance. Mais aussi la puissance constituante naissante des “ forces productives humaines ” comme on disait dans une langue qui semble parfois ancienne. C’est dans ces conditions que la volonté de maintenir la domination se replie sur une logique de guerre qui a le double avantage d’instaurer un nouveau type de pouvoir et d’achever la mise en cause des Etats. Là où la puissance de la multitude se constitue dans une convergence constituante, la logique de guerre divise, fractionne, oppose.

 

Il nous faut réinventer la politique

 

Que peut la politique ? Comment la puissance constituante d’une nouvelle humanité peut-elle se constituer consciemment en pouvoir constituant… et mettre fin à la guerre ? Telle est bien la question.

 

Le surgissement du sujet et des revendications des droits de la personne humaine constitue un des événements les plus révolutionnaires de notre époque. Ce point ultime du mouvement millénaire de différenciation de l’humanité pose aujourd’hui à une échelle jamais atteinte la question de la construction du commun de cette multiplicité en expansion permanente. Ce qu’on nomme individualisme, replis sur soi ou sur l’entre soi, est l’impasse à laquelle conduit la marchandisation généralisée de la vie et la reproduction sans fin des altérités mutilantes par les pouvoirs en place. C’est pourquoi la libération collective ne se fera pas contre la personne et l’individu mais pour lui et avec lui, contre le marché et les discriminations. Contre le marché qui unifie les choses dans l’argent et segmente l’humanité dans la concurrence et la guerre.

 

Il y a dans la mise en place des forums sociaux un processus de construction commune d’une radicale nouveauté. Mais d’abord pourquoi “ sociaux ” s’interrogent ceux pour qui la politique ne se donne à voir que lorsqu’elle est officiellement nommée et identifiée à des organisations spécialisées ? On aurait tort de ne voir là qu’une reproduction du clivage ancien entre le social et le politique, entre protestations et revendications éclatées d’un côté et propositions gestionnaires et institutionnelles unifiées de l’autre.

 

Quiconque a un peu approché le processus des forums sait bien qu’il est politique, explicitement politique et pas seulement parce que les militants politiques y sont ouvertement présents. S’il n’exclut pas la présence des partis dans les espaces qu’il ouvre, il refuse néanmoins officiellement qu’ils jouent un rôle, en tant que tels dans la mise en place de ces espaces. La méfiance est viscérale, bien que confusément argumentée… Elle mérite d’être éclairée. C’est du fond du Chiapas mexicain que surgit peut-être une lueur : “ Vous luttez pour la prise du pouvoir. Nous pour la démocratie, la liberté et la justice. Ce n’est pas pareil. ”[1]

 

Le qualificatif de “ social ” ne signale pas le refus de la politique mais une autre conception de la politique. Cette politique part d’abord de la vie même, de la multiplicité de ses manifestations et de ses exigences. Elle ne cherche pas à représenter quoi que ce soit ou qui que ce soit dans un cadre institutionnel déterminé par ailleurs comme le font des partis, mais à “ présenter ” les nouveaux principes nécessaires de la vie collective et à en instituer les formes.

 

Ce faisant, le mouvement construit du commun en interdisant toute dynamique d’unification qui raboterait les différences, marginaliserait les singularités, réduirait la multiplicité qui est sa force même.

 

On voit bien que le mouvement altermondialiste ne se caractérise pas seulement par l’échelle à laquelle il construit peu à peu son identité, mais par la nature même de cette identité aux mille visages dont rien ne vient atténuer la multiplicité. Cette nouvelle consistance des rapports de coopération et de l’articulation du particulier et du général ne peut se saisir complètement qu’à travers la nouvelle figure de la singularité et de la personne humaine qui est sa chair même.

 

De ce pont de vue, les forums et le mouvement ne font pas que lutter pour un autre monde : ils en sont déjà une première incarnation concrète.

 

Nous voici donc au pieds du mur, confrontés au dilemme exprimé par Miguel Benasayag : “ la politique doit-elle être enterrée, ou bien nous faut-il envisager la transformation radicale de ce que nous entendons par “ politique ” ? ”[2]

 

Certes le danger est toujours grand que “ le poids de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants ” et qu’à défaut de “ retrouver l’esprit de révolution ” on se contente “ d’évoquer de nouveau son spectre ”.[3] Marx, dans ce texte fameux, poursuivait ainsi : “ la révolution sociale du XIX° siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé ” et “ doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. ”

 

Enterrer ses morts n’est pas une clause de style. Et à transposer la réflexion de Marx dans notre modernité on mesure le poids de la tâche à accomplir pour clore intellectuellement le siècle officiellement achevé. Il nous restera alors à “ commencer avec nous-mêmes. ”

 

C’est à la lumière de ces enjeux que nous devons lire et mener les débats qui traversent le mouvement.

 

Je reprendrait par exemple de la question des rapports Forums-espaces/ coordination des mouvements.

 

La fusion/confusion forum-mouvements sociaux serait à terme mortifère. C’est bien une des menaces internes principales pour ce qui est en train de naître. Ce débat n’est pas seulement “ récurrent ”. L’évolution de la situation mondiale et notamment l’acuité grandissante des questions de la militarisation risquent fort de le rendre de plus en plus pressant. La dureté des batailles porte toujours en elle la tentation d’une “ efficacité ” courte (celle de la mobilisation et des mouvements) au détriment de la construction longue (celle d’une nouvelle culture de débat, d’élaboration et de décision collective) qui est pourtant la seule, à terme, en mesure de contrer sérieusement la logique de guerre au sens large.

 

Le rappel du contenu de la Charte de Porto Alegre est toujours indispensable. Mais cet exercice comporte une faiblesse intrinsèque : cette règle est récente et a été élaborée dans un contexte pré-11sept/guerre de l’Irak. A ce titre elle court le risque d’être contestée notamment dans le cadre d’un élargissement marqué par les mobilisations de ces derniers mois. Son autorité n’est pas intangible. Autrement dit la règle doit être réargumentée et relégitimée dans les conditions actuelles.

 

Je m’explique :

 

L’invention de la politique démocratique moderne, il y a deux siècles, s’est appuyée sur deux nouveautés simultanées : celle d’un espace public de débat et de choix (la démocratie représentative) et celle d’une forme d’action collective (les partis). L’un et l’autre sont aujourd’hui confrontés à une crise profonde qui menace la démocratie tout court.

 

Consciemment ou non, le mouvement altermondialiste depuis trois ans dégage un nouveau dispositif possible : celui des forums comme espace de débat et d’élaboration collective, et celui des réseaux de mouvements comme forme d’action collective et de mobilisation favorisée par ce nouvel espace public. La dynamique réciproque et conjointe ne fonctionne que dans la distinction formelle. Que cette distinction s’efface et les deux en seront sérieusement affectés…

 

Nous devons prendre la mesure que avons affaire à l’ébauche d’une dynamique instituante sinon constituante.

 

L’échelle mondiale est d’autant plus favorable à cette dynamique qu’elle occupe un espace libre faute d’une réelle tradition de formes publiques instituées et de politisation à cette échelle. La force de la dynamique de Porto Alegre est justement d’incarner une figure possible d’espace public et démocratique face au g8, à l’OMC etc… D’où le glissement rapide d’une posture de contre-sommet à une posture d’autonomie.

 

Il n’en est pas exactement de même au niveau du continent européen. L’existence d’une construction institutionnelle vieille d’un demi-siècle qui cumule et exacerbe les défauts et l’obsolescence des formes anciennes et nationales de la démocratie représentative pose un problème spécifique. En gros le risque existe que le mouvement altermondialiste européen, alors qu’il est en plein élargissement, ne se replie sur des formes plus convenues de “ contestation radicale ” des pouvoirs continentaux au détriment de la dynamique instituante de formes démocratiques nouvelles.

 

Ce serait d’autant plus dommageable que Florence (avec ses limites de ce point de vue) et la mobilisation antiguerre dessinent, pour la première fois depuis un demi-siècle, les premiers contours d’une Europe sociale, démocratique et populaire.

 

L’authentique “ radicalité ”, en l’occurrence, me semble plus dans la consolidation et l’élargissement de ce nouvel espace public à la fois comme creuset des campagnes possibles contres les choix néo-libéraux, sécuritaires ou militaristes, mais aussi comme germe de formes démocratiques nouvelles portées par la société civile européenne. Telle est la vraie posture d’alternative européenne qui donne au passage aux mobilisations nées en son sein, une légitimité que rien d’autre ne peut leur donner.

 

C’est pourquoi il est très important que le FSE 2003 se saisisse des questions liées aux institutions européennes, à la démocratie européenne et le fasse en toute autonomie, sans en faire un terrain privilégié de dialogue avec des forces politique. Bref, pour toutes ces raisons, nous devons avoir en tête que ce qui établit les fondations les plus solides à la maison ou plutôt à la culture que nous sommes en train de construire, c’est l’élargissement et la consolidation du nouvel espace public c’est à dire à la dynamique Forum. Mais comme la légitimité immédiate la moins contestable de cet espace est d’être le lieu par excellence de la mise en réseau, de l’élaboration et du lancement de campagnes, nous devons énoncer la nécessité de continuer à distinguer forum et mouvements et même d’en renforcer l’identité et donc la visibilité respective.

 

Pour finir provisoirement

 

Dans Il faut défendre la société , Foucault retourne l’adage de Clausewitz. Non la guerre n’est pas la politique prolongée avec d’autres moyens, mais au contraire “ l’ordre civil est un ordre de bataille. (…) Donc : la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ”[4]. Si l’ordre mondial est un ordre de bataille, alors la guerre qui s’engage n’est pas l’instrument d’une politique et d’un pouvoir. Il est en train d’en devenir la substance même. La guerre devient un mode de gouvernement.

 

Si la guerre est une forme contemporaine du pouvoir, elle cesse d’être une question internationale pour devenir une question démocratique. Quiconque aujourd’hui veut s’élever contre la guerre doit prendre la mesure de la gravité des événements dont nous sommes, qu’on le veuille ou non, des acteurs. Ce à quoi s’oppose cette guerre là, ce n’est pas seulement à la paix, c’est aux fondements même de la démocratie. La Paix, en ce cas, ne peut plus se contenté d’être une absence de guerre. Il lui faut être porteuse d’une autre figure constituante, sinon d’une autre figure du pouvoir. Le pacifisme, pas plus que la résistance aux politiques sécuritaires locales, ne peut faire l’impasse sur l’ordre du monde et sur son alternative. Il n’y aura pas de paix sans une nouvelle construction du commun, non pas entre les nations, mais entre les gens eux-mêmes.

 

La priorité politique de l’heure est la construction d’une nouvelle culture, d’un en-commun subjectif et linguistique qui se constitue à la fois comme la fin et le moyen de la politique. La construction du commun ne peut pas être renvoyée à plus tard : la pression de la guerre en fait une urgence d’aujourd’hui comme pratique, but et moyens confondus, de la politique.

 

Ce qu’on nomme mondialisation confronte chacun de nous, dans les tous les aspects de la vie, à un pouvoir sans visage, celui du marché et de l’appropriation privée y compris sur l’air, l’eau ou le génome humain. Les médiations traditionnelles, celles de l’Etat, des églises, des appartenances, sont moribondes ou mortifères. La guerre, par ailleurs, confronte chacun de nous à l’altérité hostile. La politique n’a peut-être plus qu’un objet : opposer le commun à construire à l’enchaînement mortel des exclusions, des expropriations, des oppositions et des séparations. Là est le départ de toute chose.

 


[1] Sous commandant Marcos, lettre à l’armée populaire révolutionnaire, août 1996

 

[2] Miguel Benasayag, “ Vous avez-dit politique ”, in A Gauche !, La découverte, 2002, p. 108

 

[3] Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, p. 13-15

 

 

[4] Michel Foucault, “ Il faut défendre la société ”, Gallimard/Seuil, 1997, p.16

~ par Alain Bertho sur 20 septembre 2007.