Un itinéraire

1980-2004
Mes recherches s’échelonnent sur maintenant plus d’une vingtaine d’années.
Dans une première période, ces travaux ont eu pour thématique essentielle la crise de la politique et de l’Etat et comme principal terrain problématique les questions de la banlieue.
Ces travaux s’articulent en trois étapes essentielles
1. Les travaux antérieurs à la thèse (1980-1991)
comportements socio-politiques
Il s’agit surtout d’enquêtes quantitatives lourdes sur les comportements socio-politiques menées à la fin des années 80, avec traitement par AFC (17 enquêtes nationales ou locales, dont certaines ont fait l’objet de publication), d’une histoire du syndicalisme C.G.T. dans le Val de Marne ( publiée en 1991 sous le titre Ceux du Val de Marne, vingt-cinq années de luttes sociales) et de travaux sur les nouvelles professionnalités liées à la politique de la ville menés en liaison avec un enseignement à l’université de Paris 8 et une série de colloques annuels.
Cette première étape s’achève avec la formulation de la problématique sur la crise de la politique et donc sur l’engagement dans la thèse en 1991.
2. La thèse (1991-1994)
une crise de la politique
La thèse soutenue en 1994 sous le titre « La crise de la politique : le communisme dionysien entre la politique de la ville et l’épuisement militant » est nourrie par une enquête de trois ans sur le territoire de la Plaine Saint Denis (à Saint-Denis), incluant l’évolution sociale et l’évolution électorale du quartier, l’analyse des politiques publiques locales liées à la politique de la ville, une enquête par entretiens menée auprès des militants, élus et professionnels du quartier.
Sa conclusion est triple
· Paradoxalement la fin de la banlieue rouge et d’un certain militantisme ouvrier et les difficultés des institutions que manifestent les nouvelles politiques sociales territorialisées ont partie liée. Le mot de banlieue
qui désigne de plus en plus couramment cette situation, qualifierait donc plus une crise de l’Etat et de la politique qu’une crise purement sociale.
· Les taxinomies sociales se transforment, que ce soit dans le vocabulaire institutionnel ou, pour une part, dans le vocabulaire savant. De nouveaux objets sociaux apparaissent (exclusion insertion intégration, immigrés) sur lesquels un travail épistémologique s’impose, d’autant que cette taxinomie est un enjeu évident de la recomposition des dispositifs culturels de la politique.
· Les rapports du travail et de la politisation se transforment en profondeur.
Cette thèse a été publiée en 1996 chez l’Harmattan sous le titre La crise de la politique, de l’épuisement militant à la crise de la ville. L’approfondissement de certains éléments problématiques de la conclusion ont fait l’objet d’un livre publié peu après, Banlieue, banlieue, banlieue. Les réflexions sur travail et politique ont nourri la contribution à l’ouvrage collectif Le travail à l’épreuve du salariat.
3. Les recherches menées entre la Thèse et l’HDR (1994-2000)
ville, travail et politique
Les recherches menées depuis la thèse ont d’abord prolongé et développé les pistes dégagées en 1994.Il s’est agi :
· D’une enquête sur contrat avec le Plan Urbain sur la question des « apprentissages collectifs et de la gestion urbaine ». Cette enquête, menée pendant trois ans sur le territoire de la Plaine Saint-Denis avec M. Lazzarato et Antonio Negri, a permis d’analyser à chaud tous les processus d’innovation institutionnelle sur les questions du travail et de la ville durant la construction du Stade de France. Certains éléments de cette enquête ont été publiés en 2000 dans « Plaine St-Denis et nouvelle pensée de la ville » en collaboration avec Maurizio Lazzarato in Ville et emploi , éditions de l’Aube,.
· De la poursuite du travail sur la professionnalité en banlieue dans le cadre de la Maîtrise de Science et Technique « formation à la connaissance des banlieues » ouverte en 1994. Il s’agit notamment d’enquête sur les professionnels des quartiers à Aubervilliers ou d’enquête sur l’insécurité menée avec des professionnels à Pantin. Il s’agit aussi de l’enquête annuelle menée avec tous les étudiants dans le cadre de leur formation et qui donne lieu, chaque année, à un colloque.
· De travaux sur les mobilisations sociales et politiques contemporaines, notamment d’une enquête (publiée) sur le mouvement de grève de novembre décembre 1995 publiée en 1996 (« La grève dans tous ses états », Futur Antérieur, 1996/1)
· D’un travail sur les catégories et de l’inscription dans une démarche collective d’enquête sur les catégories. C’est une dimension non négligeable des enquêtes annuelles. Il s’agit notamment d’enquête sur les « cités », sur « immigré », « vie » et « travail », sur la « sécurité » ou de direction de travaux concernant « l’honneur » chez les jeunes, ou les mots « insertion » et « travail » dans le face à face conseiller professionnels-jeunes au sein d’une mission locale.
C’est cette série de travaux qui donne lieu à la publication de Contre l’Etat la Politique (1999).
L’ensemble du parcours a été repris, revisité et présenté de façon problématique à l’occasion de l’HDR Etat, travail et politique en banlieue soutenue en 2000.
4. travaux menés et dirigés depuis l’habilitation à diriger des recherches (2000-2004)
nouveaux espace de mobilisation et de gouvernance
Depuis quatre ans mes travaux personnels et les travaux (DEA et Thèses) que j’ai impulsés se sont enrichis de terrains et de pistes nouvelles appuyées à mon insertion nouvelle dans l’Institut d’Etudes Européennes de Paris 8 et notamment dans le PPF « Centre d’Etudes des mutations Européennes » dirigé par Bernard Maris, ainsi que ma collaboration avec l’Université de Bourgogne et un réseau d’Université Européennes.
Ces pistes concernent les questions des formes émergentes de mobilisations politiques et de gouvernances urbaines en Europe (processus des forums sociaux et réseaux de ville) qui constituent le cœur du projet de spécialité de master proposé par l’IEE au prochain plan quadriennal.
C’est ainsi que lorsque l’Université de Bourgogne a proposé à l’Institut d’être son partenaire dans son projet au sein de l’axe 7 du 6° PCRDT Citoyenneté et gouvernance dans une société de la connaissance, que je me suis trouvé en position de coordinateur pour Paris 8. C’est dans la foulée de cette collaboration que j’ai contribué en septembre à la tenue d’une première Université Européenne sur les questions de citoyenneté (à Dijon). C’est en étroite collaboration avec cette université et avec Serge Wolikow (directeur de la MSH) que je porte aujourd’hui un projet concernant la constitution d’un centre d’archives du processus des forums sociaux européens.
Il ne s’agit ni d’une reconversion ni d’une rupture thématique mais bien d’un prolongement d’objet tenant compte de la nouveauté de la situation historique dans la quelle nous sommes engagés.
L’enquête sur contrat avec le Plan Urbain, sur la question des « apprentissages collectifs et de la gestion urbaine », menée pendant trois ans sur le territoire de la Plaine Saint-Denis avec M. Lazzarato et Antonio Negri, m’a permis d’analyser à chaud tous les processus d’innovation institutionnelle sur les questions du travail et de la ville durant la construction du Stade de France. Cette expérience m’a permis de renvoyer sur les questions de la ville elle-même les problématiques de la professionnalité et des compétences.
En effet, la prescription opératoire traditionnelle, celle du fordisme, tend à céder la place à une prescription subjective. On est passé de la réalisation rapide d’opérations à la sollicitation d’une intelligence pratique et à l’intervention pertinente sur les événements. L’autonomie subjective, cognitive et industrieuse des hommes devient un facteur central de rentabilité Certes, il y a toujours eu un écart entre le travail prescrit et la réalité du travail effectué. Mais cet écart est devenu un gouffre et le « capitalisme cognitif » redispose les données de l’organisation du travail et de la conflictualité.
Car, si le travail, c’est l’homme dans toutes les dimensions de sa vie, il faut gérer le lien nécessaire entre l’individualisation, voire la subjectivisation de plus en plus forte de l’activité de travail et la socialisation des savoirs et compétences mobilisées. Intégrer la subjectivité dans la compétence requise, c’est d’une certaine façon y intégrer le milieu familial, local, urbain, culturel, la multiplicité des activités sociales où elle s’enracine. Comment, aujourd’hui, reconnaître ce que les économistes nomment « les externalités », c’est à dire tout l’environnement productif et créatif que vient ponctionner l’investissement entreprenarial : la culture des hommes et des femmes, leurs capacités de coopération, la circulation informelle d’informations et de savoirs, etc ?
Le travail créatif déborde de la vieille usine et de la journée de travail. Il donne corps à une nouvelle dimension de la ville et du territoire comme territoire concret de la vie des hommes, de leur culture et de leurs coopérations. L’économie monde contemporaine est une économie d’archipel, nous dit Pierre Veltz : la « géoéconomie qui se tisse en réseau à l’échelle planétaire » s’enracine dans le milieu urbain des métropoles. Elle y puise ses ressources dans le maquis des PME, des services publics et du travail précaire. C’est ainsi que peut s’identifier un véritable « territoire social créatif » C’est dans les secteurs du travail « immatériel » (la mode, l’audio visuel, la culture en général) que s’observe aujourd’hui, de la façon la plus nette, la structure particulière de ces nouveaux bassins de travail et de compétences collectives. La richesse de ce capital humain produit par du capital humain peut émerger loin des centres, dans les espaces parfois les plus stigmatisés. Cette richesse de construction permanente de savoirs et de compétences collectives s’alimente à toutes les dimensions de la vie urbaines, des plus publiques au plus souterraines, des plus structurées aux plus informelles : la rumeur de la ville est une figure contemporaine du « general intellect »….
C’est au cœur de ces nouvelles figures anthropologiques que se développe semble-t-il aujourd’hui le processus des Forums sociaux européens et mondiaux (objet sans doute plus précis que « le mouvement altermondialiste »). Il se trouve que je connais bien ce processus de l’intérieur, notamment dans ses efforts propres de production d’une « mémoire » du mouvement. C’est sur ce processus et son rapport avec les collectivités locales quel j’oriente aujourd’hui les travaux de mes étudiants. Une des dimensions de cette dynamique constituante émergente en effet est sans doute son lien avec les réseaux internationaux de collectivités territoriales. A l’inscription passée du mouvement ouvrier dans le territoire communal va-t-on voir se substituer un lien entre le mouvement altermondialiste et les réseaux internationaux de municipalités engagées dans des expériences de démocratie participative ?
Mise en travail des disciplines
1. De l’histoire à l’anthropologie
Historien de formation ayant commencé mon parcours de recherche sous la direction de Maurice Agulhon, me voici installé fermement dans une intellectualité anthropologique après avoir soutenu un doctorat de sociologie et n’avoir été jusqu’ici qualifié qu’au sein de la 19 section du CNU. Un tel parcours mérite analyse.
Je m’en suis expliqué lors de mon HDR. Reprenons-en les grandes lignes.
La décomposition des cultures politiques de classe dans les grandes villes populaires qui étaient mon terrain privilégié m’on conduit à observer le passage de la banlieue rouge à la banlieue tout cours et le passage, dans le discours politique comme dans le discours savant, d’une figure et d’une conceptualisation du conflit social à la figure et la conceptualisation d’une figure du désordre social, culturel et politique. C’est donc la crise d’une sociologie de la ville plus que la sociologie d’une ville en crise qu’il m’a été donné de réfléchir. De nouveaux objets sociaux apparaissent (exclusion insertion intégration, immigrés) sur lesquels un travail épistémologique s’impose, d’autant que cette taxinomie est un enjeu évident de la recomposition des dispositifs culturels de la politique.
A partir de quelle posture intellectuelle, à partir de quelle posture d’enquête et donc du point de vue de quelle discipline réinterroger les rapports du travail, de la politisation ( au sens de la normativité de Canguilhem) et de la ville ? Le travail créatif déborde de la vieille usine et de la journée de travail. Il donne corps à une nouvelle dimension de la ville et du territoire comme territoire concret de la vie des hommes, de leur culture et de leurs coopérations. Il dessine la ville comme nouveau creuset d’un collectif de travail créatif et non seulement comme lieu de reconstitution des forces et lieu de l’agora démocratique. . Il dessine la politique comme activité et subjectivité profondément liée à l’opération de travail dans des conditions anthropologiques totalement neuves.
Ces terrains, ces objets se renvoient sans cesse l’un à l’autre. Le fil rouge de la politique en crise à la banlieue, de la banlieue à la recomposition du travail, ce sont des pratiques humaines qui font, c’est sans doute ce qui fait leur humanité, à la fois société et subjectivité. Et qui interrogent le savant sur leur nature même, sur leur singularité contemporaine, sur la façon même de les conceptualiser.
L’adossement anthropologique se présente alors comme le seul possible quand l’histoire (ma discipline d’origine) ne dit plus grand-chose du contemporain et lorsqu’il s’avère incontournable de revisiter les catégories par l’enquête et le terrain lui-même.
2. La confrontation aux situations contemporaines
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Il nous faut donc créer des situations de recherche et de rapport au contemporain. La sociologie est née de la confrontation du socialisme et de l’ordre industriel dans le cadre de l’Etat Nation. Elle survivra peut-être à la péremption de ses conditions historique de naissance.
Mais nous devons nous interroger sur la façon de faire face à ce contemporain. Ce qu’on peut nommer contemporain, c’est le fait qu’un espace de pensée a pris fin avec le siècle qui articulait l’institutionnalisation du social, la politique et le travail tant dans la rationalité et la langue de l’Etat que dans la rationalité et la langue de la science ou de la politique. Il nous faut donc, pour le comprendre et le bien nommer nous confronter simultanément et aux mobilisations d’aujourd’hui, et à la mobilisation industrieuse et créative des hommes qui déborde l’usine et à la constitution difficile de nouveaux territoires démocratiques.
Nous sommes en effet dans une situation que Yves Schwartz caractérise comme celle d’une « double anticipation ». Le savoir académique, l’intellectualité scientifique en général sont censés pouvoir anticiper sur la singularité des situations à venir, et notamment des situations de travail. Mais ces situations, dans leur singularité et dans leur nouveauté historique anticipent toujours sur l’intellectualité qui permet de les penser.
Il nous faut donc nous créer nous-même des situations de travail qui tendent les termes de cette double anticipation. la professionnalisation peut être l’une de ces situations. La professionnalisation se pose comme un nouveau défi intellectuel et pratique de l’Université. C’est, conjointement un danger potentiel et une chance pour l’enrichissement intellectuel, voire disciplinaire de l’institution universitaire.
Loin d’être un appel à l’instrumentalisation du savoir académique, la formation professionnelle doit donc être, pour l’Université, un appel à répondre aux questionnements d’anticipations pratiques sur le savoir disciplinaire et sur les situations dans lesquelles ces professions sont destinées à s’exercer. C’est une mise à l’épreuve féconde et fondamentale. Car si la transdisciplinarité est alors le plus souvent convoquée, c’est que l’émergence des objets à traiter bouscule et dérange les logiques disciplinaires constituées. Le cadre de l’enseignement professionnalisant apparaît à l’expérience, comme un cadre tout à fait productif de confrontation d’enquête pratique à la modernité. C’est une confrontation au contemporain et un formidable appel à la recherche, à la mise à jour et à l’exigence intellectuelle dont peut profiter toute la communauté universitaire.









