Alerte rouge au chiapas ?

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Virginie Robert, anthropologue

Article paru dans Mouvements n°42 2005-5

« Nous sommes arrivés à un point où nous ne pouvons pas aller plus loin. De plus, il est possible que nous perdions tout notre acquis si nous restons comme nous sommes et que nous ne faisons rien pour avancer »[1]. Le 19 juin 2005, les zapatistes ont déclaré une « alerte rouge » et créé un effet de surprise. Ils annoncent la fermeture de leurs caracoles[2] et du CIZ[3], la mobilisation de leurs troupes et informent qu’ils vont réaliser une consultation interne pour décider de la suite que doit prendre leur lutte. Initiée 1er janvier 1994 avec la déclaration de guerre contre l’Etat mexicain, cette lutte est à la recherche d’un rebondissement politique.

La 6 ° déclaration : un nouveau cycle politique

« L’alerte rouge » peut se justifier par les menaces extérieures[4]. Mais la menace est interne : le processus politique national contre l’Etat risque de se réduire à une lutte pour les indigènes. Les zapatistes admettent que la voie prise depuis 1994 s’est refermée sur la défense des droits indigènes et que ce cycle doit prendre fin. Ils remercient donc tous ceux qui ont été à leur côté et leur rendent leur engagement avec l’espoir, toutefois, que ceux-là décident de le renouveler avec le nouveau départ que la 6ème déclaration définit prenant l’allure d’un second soulèvement. Les zapatistes proclament ‘une campagne nationale et internationale’ visant l’élaboration d’un ‘plan commun de lutte’ avec tous ceux qui, ‘en pratique et en théorie sont de gauche’ et rejettent la ‘voie électoraliste’. Le succès de ce processus politique dépend d’une lutte englobant tous les secteurs, tous les groupes, d’une l’élaboration et d’une globalisation d’une alternative anti-capitaliste.

Après avoir dit les premiers en 1994 qu’une alternative était possible en impulsant un dynamisme reconnu sous le nom d’altermondialisme qui progresse sans eux, ils affirment en 2005 qu’il est temps de faire un saut dans l’organisation de cette alternative sur la base des nouveaux principes politiques qu’ils ont établis il y a dix ans. De fait, il s’agit d’une naissance contemporaine du processus politique zapatiste.

Entrés en politique avec l’espoir d’une alternative qui dépassait le clivage gauche droite et la lutte des classes, ils avaient enseveli l’espoir porté par le socialisme et par les guérillas en imposant l’idée qu’un monde nouveau devait se construire sans prendre le pouvoir et indépendamment des partis, de façon autonome et par les gens eux-mêmes. Il est donc surprenant de voir les zapatistes convoquer des catégories qu’ils avaient eux-mêmes écartées: ‘gauche’, ‘anticapitaliste’, ‘programme’. Onze ans après, plus qu’un retour à la vieille école, ils veulent réanimer la lutte nationale contre l’illusion de la gauche PRDiste dite victorieuse en 2006 au Mexique.

En 1994, il s’agissait d’arracher la politique aux mains du PRI[5] et, en 2000, de laisser une chance au PAN[6] en tentant de lui imposer les droits indigènes. Le défi en 2005 est de contrer le PRD[7] donné à ce jour favori aux présidentielles de 2006 et qui peut devenir le plus grand adversaire en donnant à la gauche institutionnelle le monopole de l’espace du changement. Sans penser prendre le pouvoir ni édicter une « bonne conduite », les zapatistes veulent opposer au prochain gouvernement une force imparable en réveillant tout d’abord l’esprit de gauche dont le candidat AMLO[8] se veut le détenteur.

Même si leur expérience leur évite d’être assimilé à un parti en formation taisant un appétit de pouvoir, les zapatistes rallient essentiellement des gens de gauche. Or AMLO sort renforcé de la campagne de 2005 visant son inéligibilité et il est probable que les zapatistes aient décidé de prendre l’avantage sur lui en repoussant la tentation, encore vive sur ce continent, que la gauche officielle représente. Un front des résistances de gauche réintroduit de façon contemporaine le conflit politique dans sa dimension nationale. Lorsque les zapatistes disent devoir dépasser les droits indigènes, ils se donnent les moyens de devenir l’ennemi politique contemporain du futur pouvoir en poussant les Mexicains de gauche à créer une alternative.

Ils invitent de la mi août à la mi septembre, chaque fin de semaine et, tour à tour, les organisations politiques sans visée électorale, les organisations indigènes puis sociales et, enfin, les groupes ou les gens en résistance. Des milliers de Mexicains et des centaines d’organisations ont discuté et proposé leurs projets. En 1994 une initiative apparentée, la CND[9], avait été organisée pour parer la fraude électorale et défaire le PRI mais elle n’avait pas bénéficié des nombreux liens tissés depuis 10 ans et son manque d’efficacité avait contraint à sa dissolution. La campagne internationale prévue fin 2005 ou début 2006, qui peut-être ne sera qu’une seconde réunion intergalactique (la 1ère avait été organisée en 1996 ‘Contre le capitalisme et pour l’humanité’), devrait profiter des contacts pris depuis, de la multiplicité des résistances actuelles et de l’élan d’une nouvelle idée de la politique dans le monde. La continuité du processus zapatiste est lisible.

1994-2001 un itinéraire politique

En 1994, l’apparition de l’EZLN[10] ouvrait une séquence politique. Les zapatistes dénoncent la guerre sournoise que livre le parti-Etat à tous les Mexicains et proclament qu’un ‘gouvernement obéissant’ est le seul garantissant la paix pour les gens. Ce ‘gouvernement des gens pour les gens’ est possible et sous condition de la capacité des gens à organiser les espaces disposant leurs exigences et leurs solutions et à contraindre ainsi les gouvernants à obéir. La nouveauté zapatiste tient à cette volonté politique de s’autonomiser de l’Etat et d’établir de nouveaux liens entre les gens, au pouvoir et à la politique. Et, au Mexique, il s’agit avant tout de reconnaître les indigènes comme Mexicains à part entière, et de chasser le PRI qui, en 1992, s’est plié aux exigences de l’Alena[11] en réformant l’article 27 garantissant la collectivisation des terres et symbolisant la révolution dont il s’est réclamé. Les zapatistes se sont donc insurgés en reprenant la figure de Zapata [12] et l’article 39[13].

Réceptifs aux exigences formulées par des indigènes au nom de tous les Mexicains[14], ces derniers mettent fin à 12 jours de combat en imposant le cessez-le-feu et un dialogue : première victoire. Les zapatistes identifient un interlocuteur (la ‘société civile’) et organisent des consultations nationales et indigènes. Quatre tables sont alors établies : ‘Droits et culture indigènes’, ‘Démocratie et justice’, ‘Bien-être et développement’, ‘Droits des femmes’.

Des indigènes sont à la table nationale des négociations : deuxième victoire. En 1996, les zapatistes signent les Accords de San Andres et la COCOPA[15] rédige un projet de loi pour intégrer les droits indigènes. Malgré le soutien populaire ce projet est ignoré. Les zapatistes rompent le dialogue. Suivent alors quatre années de silence jusqu’à ce que Fox, élu en 2000, promette le changement et l’approbation de la loi.

Le prenant au mot, les zapatistes organisent en février 2001 ‘la marche des couleurs de la terre’. Dite aussi ‘de la dignité’, et non ‘pour la paix’ comme le dit le Président, elle a mobilisé des millions de Mexicains qui, par leurs exigences, ont offert une dimension politique et nationale aux accords. Lorsque les zapatistes accompagnés cette fois des membres du CNI[16] entrent au parlement, surgit la possibilité de contraindre ceux qui gouvernent à légiférer « en obéissant ». Quelques semaines plus tard, la loi votée évacue sans surprise le droit fondamental de ‘se gouverner’ et porte le coup de grâce au dialogue. Une rupture s’installe et la fin du cycle entamé en 1994 se profile. Depuis cette marche, le processus n’a plus eu d’emprise sur l’espace politique national.

La 5° déclaration : l’autonomie en acte

Les zapatistes n’en restent pas là. En 2003, ils annoncent dans la 5ème déclaration leur décision politique d’appliquer sans loi les accords et la formation de cinq ‘gouvernements autonomes’. Les zapatistes ont développé l’autonomie progressivement. Ils ont commencé par créer en 1994 les ‘municipios autonomos’ et nommé leurs autorités. Dans ces territoires, en refusant tout de l’Etat, ils se sont formés et ont mis en place des commissions pour suivre leurs projets satisfaisant les 11-13 points. Et aujourd’hui, la santé progresse avec des maisons de santé pratiquant à la fois la médecine traditionnelle et scientifique et quelques hôpitaux[17] ouverts aux non zapatistes. Il y a des écoles primaires dans presque toutes les communautés, quelques écoles secondaires, des cours d’alphabétisation pour adulte et l’espoir d’une université. Les améliorations dépendent des gens eux-mêmes et si des différences existent dans tous les domaines elles relèvent de l’organisation autonome plus que de la multiplicité ethnique[18].

Des travaux collectifs et des liens de solidarité renforcent ces avancées. Ils ont crées des potagers collectifs et trois coopératives de café ayant leur propre réseau de distribution en Europe et aux Etats-Unis. Les femmes fondent des coopératives d’artisanat et d’autres projets, comme l’élevage de poulet ou l’herboristerie[19], manifestant leur effort pour s’émanciper et celui des communautés à ‘faire du respect de la femme une coutume’.

Les zapatistes, paysans, trouvent des solutions pour remédier au manque de terres. Après avoir pris des terres aux grands propriétaires en 1994, ce qui n’a pas suffit, ils se lancent dans la fabrique de chaussures, de parpaings[20]. Et puis, ils prennent en charge les travaux ‘publics’ : ils construisent des réseaux d’eau potable, refont les routes, s’initient à l’électricité ou l’énergie solaire ; ils installent des cuisinières à bois évitant la surconsommation et la pollution du foyer[21]. Ils sont polyvalents et autonomes. Radio Insurgente émet sur ondes moyennes leurs programmes et Promédios assure la diffusion de leurs propres documentaires vidéos.

Tous ces projets se réalisent grâce à la solidarité nationale et internationale mais rien n’est possible sans leur détermination. L’autonomie dépasse l’organisation communautaire et la partition ethnique[22] et rompt avec le mode d’identification paysan et la tradition. La mentalité a changé : ‘indigène’ renvoie à ‘politique’ et non à ‘tradition communautaire’. Et s’ils ont conservé le principe du système des charges, c’est pour la forme de contre pouvoir qu’il dispose : les responsables révocables sont désignés tous les trois ans pour remplir une tâche à leurs frais, sans prestige, avec la seule satisfaction du ‘devoir accompli’.

La vie de tous tient à l’organisation politique. Ainsi, depuis 1994, une nouvelle génération de zapatistes est née et ne connaît que ‘l’autonomie’. « Plus radicale » disent les zapatistes, elle est déterminée à ne faire aucun compromis vis-à-vis des institutions et a déjà des charges dans les gouvernements autonomes dépassant le cadre du municipio.

Les gouvernements autonomes, formés pour rééquilibrer le développement des communautés zapatistes, ont en réalité montré en deux ans qu’ils profitent à ‘tous’. Ces gouvernements répondent aux problèmes des zapatistes comme des non zapatistes, non pas parce que les territoires sont mitoyens et parfois en partage avec d’autres[23] mais parce qu’un ‘gouvernement des gens pour les gens’ ne fait aucune différence.

Ces gouvernements autonomes sont chacun constitués par plusieurs juntas[24] (entre 4 et 6). Formées par au moins deux autorités de chaque municipio attaché au gouvernement, elles travaillent à tour de rôle chaque semaine et assument les tâches incombant à un gouvernement en faisant des propositions aux concernés jusqu’à obtenir une solution consentie. De fait, les résolutions sont rarement le produit d’une seule junta et une ‘commission de vigilance’ (tournante aussi) veille que le travail avance. Tous les trois ans, les équipes sont renouvelées et le gouvernement doit présenter son bilan. Début 2005, de nouvelles autorités ont été nommées et les rapports font état d’un grand nombre de problèmes résolus. Satisfaites, les juntas en restent là car une charge, investie d’une responsabilité lourde impliquant de quitter le foyer et d’abandonner ses champs, est d’abord en partage et un devoir qui revient à ‘tous’.

Cette organisation instaure l’espace où la formule ‘tout pour tous’ devient une possibilité, une réalité même. Les zapatistes reçoivent donc des indigènes, des paysans mais aussi des chauffeurs de taxis venus de la côte pacifique. Proche de la zone frontière avec le Guatemala, une junta a tenté d’enrayer le trafic d’immigrés en arrêtant des passeurs et en dissuadant les intéressés de poursuivre le rêve américain. Ils remplacent la prison par le consentement du coupable à participer à des travaux collectifs. Si l’une des partie en conflit n’est pas zapatiste, ils sont capables de trouver une solution avec des juges officiels dans l’enceinte de leur propre caracole. Les autorités officielles sont contraintes d’accepter l’autorité politique conférée aux zapatistes par les personnes en conflit avec eux[25] et, même, paraît-il, font plus facilement cas si les requêtes sont émises par des dits ‘zapatistes’.

L’autorité politique dont jouissent les zapatistes n’est pas le fruit de leur patience face à l’Etat, ni de leur résistance face à la politique contre-insurrectionnelle seulement. Elle provient de leur détermination à ouvrir des espaces politiques non-étatiques « pour tous » et de leur capacité à organiser ce qu’ils pensent être efficace, et finalement, de leurs résultats.

Ils ont fait leur preuve et c’est cette autorité politique qu’ils mettent en jeu aujourd’hui avec le choc de l’alerte rouge. Les zapatistes auraient pu se contenter de leur ‘gigantesque’ avancée. Leurs ‘gouvernements autonomes’ sont viables: ils ont montré que les gens eux-mêmes sont capables de régler les problèmes et d’améliorer leurs conditions dans le respect de ‘tous’ et des terres sur lesquelles ils vivent. Cependant, ils veulent changer la vie politique et non pas seulement leur vie. Le nouveau cycle n’enterre pas ces acquis puisqu’ils affirment maintenir leur forme d’organisation politique et ont déjà réintégré les caracoles. Mais ce cycle réintroduit le conflit politique en assumant le face à face avec l’Etat, non plus seulement contre le PRI qui a monopolisé le pouvoir pendant plus de soixante dix ans, mais contre tous les partis. Et si donc la dimension nationale s’est évaporée et l’efficacité de leur organisation s’est restreint au Chiapas, le premier cycle du processus politique est venu à bout des deux premières conditions au changement énoncées en 1994 : la reconnaissance des indigènes et la chute du PRI. Les zapatistes réitèrent qu’ils sont les protagonistes d’un processus national et ouvrent un second cycle qui rompt avec l’institution et l’Etat et qui doit, disent-ils, ouvrir manifestement à la construction d’une alternative pour tous. Ce cycle est en train de s’inventer.


[1] Extrait du communiqué d’alerte.

[2] Ils remplacent en 2003 les cinq aguascalientes et sont le lieu où siègent les autorités zapatistes.

[3] Centre d’Information Zapatiste

[4] Une rumeur de réorganisation des paramilitaires jamais désarmés court depuis plusieurs mois. En mai l’armée affirme avoir détruit des plantations de marijuana en territoire zapatiste, ce que les zapatistes s’interdissent pour éviter ce type de discrédit. Peu avant, la banque BVA décide sous prétexte de se protéger contre le blanchiment d’argent, de clore le compte de Enlace Civil (lien civil) organisation liée aux projets zapatistes. Il y a aussi les projets gouvernementaux (promulgation de la loi sur la biodiversité, promotion de l’écotourisme etc.), ou Washington qui les identifie comme terroristes potentiels.

[5] Parti Révolutionnaire Institutionnel au pouvoir depuis 70 ans

[6] Parti d’Action National

[7] Parti Révolutionnaire Démocratique

[8] Andres Manuel Lopez Obrador est gouverneur du District Fédéral depuis 2000.

[9] Convention Nationale Démocratique

[10] En français : Armée Zapatiste de Libération Nationale

[11] Traité de libre commerce (Mexique, Etats-Unis, Canada) entré en vigueur précisément le 1er janvier 1994.

[12] Il est assassiné en 1919 pour avoir préféré poursuivre la conquête des terres plutôt qu’un siège au pouvoir.

[13] Il stipule que « la souveraineté nationale réside essentiellement et originellement dans le peuple… Le peuple possède, de tout temps, le droit inaliénable de modifier la forme ou de changer son gouvernement ».

[14] Notamment les 11-13 points de revendications : Travail, terre, toit, alimentation, santé, éducation, indépendance, liberté, démocratie, justice et paix puis culture et information.

[15] Commission de Concordance Pacifique

[16] Conseil National Indigène crée en 1995

[17] Le service chirurgie manque.

[18] Cinq ethnies sont représentées.

[19] De principe les femmes zapatistes sont l’égal des hommes : certaines ont des charges politiques ou militaires.

[20] Cette fabrique concerne ceux qui parmis les 8000 réfugiés du massacre d’Acteal (impuni depuis décembre 97) n’ont jamais retrouvé leurs terres.

[21] Ils ont aussi empêché les conducteurs d’entreprises forestières de passer la nuit : ce temps est révolu car cela n’a eu aucun effet.

[22] Les 1111 communautés zapatistes sont regroupées dans 31 municipios pluriels

[23] Les communautés sont souvent divisées

[24] Equipes

[25] Conflit agraire généralement

~ par Alain Bertho sur 29 avril 2007.